Ce samedi, nous étions tous en selle dans la Wilfrid pour une énième escalade vers la suavité. Le retour de Jarrett, DeJohnette et Peacock ne tient plus de la surprise mais bien de l'engagement. Avec le trio suprême de la planète jazz au chapitre de la suavité et de la grande maîtrise, il y a lieu de rester fidèle.

L'introduction pianistique précède le thème You Go To My Head, les choses ont tôt fait de passer au swing. Ça s'érotise vachement, Keith Jarret se lève parfois de son banc, échappe quelques bêlements de jouissance qu'on lui connaît depuis toujours. Tout est au beau fixe dans la bergerie !S'ensuivent ballade et blues de haute tenue. Everything Happens To Me, notamment.

S'y illustre Jack DeJohnette dans un jeu de balais particulièrement brillant; la richesse et l'abondance des interventions subtiles n'ont d'égal que la facilité déconcertante de son exécution. Gary Peacock, lui, est toujours aussi impeccable dans son soutien à la contrebasse. La perfection de cet accompagnement jazzistique, à laquelle s'ajoutent des solos sobres et circonspects, marquent une fois de plus l'imaginaire.

La relecture des Feuilles mortes, la dernière avant l'entracte, sera particulièrement fertile pour le clavier «jarrettien». Le musicien y décolle sur un swing, grimpe en haute altitude, gambade sur un cortège de cumulo-nimbus, ouvre des portes célestes. Solo particulièrement concluant, d'une fluidité et d'une limpidité parfaites. Les notes et les notes se ramassent à la pelle, aurait peut-être songé Prévert. La salle est soulevée, ovation et tout et tout, puis on sent l'auditoire perplexe lorsque les trois musiciens quittent la scène. Ben non, c'est l'entracte !

On en profite pour y accorder le piano, on connaît la rigueur maniaque de son utilisateur.

La pause terminée, All The Things You Are est le prétexte du redémarrage vers une suite mirobolante de swing, de blues, bebop intercalé d'improvisation presque free.

On voit alors gesticuler le pianiste et répliquer à quelque irritant venu de l'auditoire, avant de choisir de jouer ici et maintenant (comme de raison) I've Got A Crush On You, jouée debout par Jarrett.

Il est 21h38, les musiciens se retirent. Le public jubile, en redemande. Les trois grands jazzmen saluent au terme d'une soirée parfaite et... Jarrett revient seul devant le pied de micro qui reste muet pendant de longues secondes.

Lorsque le volume est enfin rétabli, on pourra entendre le superpianiste réprimander les spectateurs désobéissants qui se sont acharnés à le filmer ou le prendre en photo, et ainsi déroger des consignes anoncées en début de programme. Coït interrompu ? Pas tout à fait, mais... ces quelques photographes compulsifs nous auront peut-être fait louper deux ou trois rappels.

Le pinacle de suavité était déjà chose du passé, on retrouvait abruptement le narcisse inflexible qu'on connaît, à peine humanisé depuis ses déboires affectifs dont il nous fait grandement état dans ses récentes notes de pochette (albums Testament et Jasmine). Et, il va sans dire, prêt à faire payer la majorité absolue de ses fans pour les écarts de conduite de quelques-uns.