En avril, l'hyperactif Gregory Charles publiera N'oublie jamais, un touchant récit autobiographique à la gloire de sa mère et dédié à sa fille Julia. Puis, en mai, il entreprendra la plus grande aventure de sa carrière: Vintage, un spectacle interactif couvrant un siècle de musique et présenté dans un théâtre portatif, dont il est le nouveau propriétaire. Un projet de fou et un pari risqué pour un gars sans frontières ni limites.

Gregory Charles ne croit pas que la fin du monde approche. Il croit seulement que notre civilisation tire à sa fin et que l'Occident est condamné, à plus ou moins brève échéance, à connaître une chute égale à celle de l'Empire romain. C'est ce qu'il m'a affirmé sans sourciller, au milieu des bureaux de son entreprise GMG (Groupe Musique Greg), installée dans une ancienne usine du quartier Griffintown.

Quand j'ai sonné à la porte vitrée de l'entreprise, ce matin-là, il n'y avait pas un chat. Seulement Greg, le grand patron en polo blanc et pantalon noir, errant parmi la brique, le plexi et les tables en bois poli, au son d'une musique pop de 1974.

Chaque jour, Gregory écoute 90 minutes de musique d'une année ou d'une époque afin de se préparer pour le marathon musical de Vintage. Aujourd'hui, c'est 1974; demain sera un autre jour et une autre année.

Nous nous sommes installés à la grande table de conférence à 8h40 pile. Pendant les trois heures qui ont suivi, la douzaine d'employés rattachés à la douzaine de filiales de GMG vont aller et venir, répondre au téléphone, envoyer des courriels, se préparer un café ou un goûter, le tout dans un silence inversement proportionnel à la volubilité de leur patron.

Nous aurions pu être dans une île déserte, l'effet aurait été le même. Lorsque Gregory se raconte, ses employés se taisent, et rien n'existe sauf la déferlante de sa parole. Une seule question et Greg s'envole et «jamme» verbalement pendant une heure.

L'homme est un conteur-né et un improvisateur de haut niveau, mais il fonctionne aussi avec une banque de données privée, proche de la cassette préenregistrée. Dans une entrevue à L'actualité datant de 2005, j'ai retrouvé mot pour mot une anecdote sur la relativité de la vérité qu'il m'a racontée comme s'il venait juste d'y penser.

Qu'à cela ne tienne, ce matin-là, il y avait beaucoup de terrain à couvrir. D'abord, N'oublie jamais, un livre touchant sous forme de lettre, écrit dans un style simple, mais élégant et destiné à Julia, sa fille de 1 an, afin qu'elle sache qui était sa grand-mère, Pierrette Saint-Martin, une femme hors de l'ordinaire devenue l'ombre d'elle-même à cause de l'alzheimer qui l'afflige depuis 11 ans.

Mère et fille

Gregory a commencé à écrire sa longue lettre l'été dernier en constatant que sa mère dépérissait à vue d'oeil. De peur que Julia ne puisse jamais vraiment connaître cette femme, autrefois si vive et vaillante, ni recevoir ses précieuses leçons, il a rédigé ce qu'il qualifie de cassette indestructible.

Gregory affirme qu'il n'avait aucune intention de publier le tout. Sauf que l'absence d'intention est un leitmotiv chez lui. Qu'il s'agisse de son entreprise, fondée «par hasard» il y a 10 ans, de la production de ses spectacles, qu'il ne devait pas produire, ou du théâtre portatif, qu'il n'avait pas prévu d'acheter, Greg se présente toujours comme la victime désinvolte des circonstances. Il n'a jamais d'intention, pourtant il arrive toujours à ses fins, preuve qu'il n'est pas une victime du tout, mais un homme habitué à faire les choses à sa manière.

Pas étonnant que le premier chapitre de son récit s'intitule N'oublie jamais: you are the boss of you.

«Ma mère, raconte Gregory, était une militaire qui n'avait qu'une mission: que son fils doué, mais paresseux n'ait jamais aucune limite et aille toujours au bout de lui-même.»

Éternellement reconnaissant à cette mère de lui avoir tout appris, il fait néanmoins le portrait d'une femme qui l'a élevé à la dure. Elle lui imposait une dictée quotidienne, une heure de piano par jour - même à Noël ou le jour de son anniversaire -, ne l'applaudissait jamais pour ses exploits et le privait de cadeaux à Noël, sous prétexte qu'il avait tout ce qu'il voulait à l'année. Malgré cela, Gregory était le plus heureux des enfants.

«Parce qu'apprendre, savoir des affaires, accomplir des choses, même les plus petites, ça rend heureux. J'ai passé ma vie à ne pas vouloir décevoir ma mère et je n'en ai jamais souffert, au contraire. Et puis, je savais, pour l'avoir entendue me le dire, qu'elle m'aimerait jusqu'à la fin du monde comme dans la chanson de Bécaud, alors ça arrangeait tout», raconte-t-il.

Nigger Black

Gregory avait 7 ans lorsque sa mère lui a donné sa première grande leçon. Jusqu'à ce moment, il n'avait jamais réfléchi à la couleur de sa peau. Les élèves de l'école Louis-Colin se sont empressés de la lui rappeler dès le premier jour en l'appelant Nigger Black.

Gregory est revenu à la maison en suppliant sa mère de le changer d'école. Non seulement elle a refusé, mais elle l'a forcé le lendemain à aller à l'école avec un béret, ce qui lui a valu un nouveau lot d'insultes et de railleries. Pourquoi? Pour montrer à son fils que les moqueries déclenchées par un béret ou la couleur de la peau prouvent que c'est la différence, et non son objet, qui dérange.

Devant ce constat, on peut choisir de se soumettre à la loi des autres ou devenir patron de soi-même. Gregory a manifestement compris la leçon et elle l'accompagne encore aujourd'hui, à 45 ans, alors qu'il est sur le point de se lancer dans une aventure inédite qui pourrait aussi bien réussir qu'échouer. Mais qui ne risque rien n'a rien, n'est-ce pas?

Que dirait Pierrette Saint-Martin, aujourd'hui, si elle savait que son fils vient de s'endetter de plusieurs millions pour acheter un théâtre portatif qui arrivera bientôt d'Allemagne par bateau? Dirait-elle que celui qui a fait 43 fois le Centre Bell (43 fois!), avec les spectacles Noir et Blanc et Music Man, a eu une idée de génie en inventant un nouveau modèle d'affaires pour le showbiz ou qu'il a perdu le nord?

Gregory, en tout cas, est totalement emballé par le concept de Vintage, qui réunit toutes ses passions: la musique, l'histoire, une vision encyclopédique du monde, le plaisir, l'interactivité, les nouvelles technologies et une forme souple et spontanée qui changera tous les soirs en fonction des choix et de la constitution du public.

«J'ai adoré faire le Centre Bell 43 fois, mais je l'ai fait 43 fois sur une période de quatre ans, alors que là, je voudrais pouvoir faire 43 spectacles en un mois tellement j'ai du plaisir à être sur scène. J'espère bien, à partir du 29 mai, passer tout l'été dans mon théâtre et revenir l'été prochain. J'espère aussi ne jamais avoir à le démonter, sauf pour l'installer à New York, Québec ou à Paris.»

Théâtre portatif

D'une superficie de 20 000 pieds carrés, fait de verre et de PVC, le théâtre, qui fonctionne sur le même principe qu'un chapiteau, sera érigé place des Vestiges, devant le marché Bonsecours, dans le Vieux-Port de Montréal.

Le chapiteau du Cirque du Soleil ne viendra pas lui faire de l'ombre, puisqu'il n'y a pas de nouveau spectacle du cirque cette année. Bref, la voie est libre pour Gregory et sa machine à faire de la musique et à voyager dans le temps.

«Moi, la morosité actuelle de Montréal, j'ai envie de me battre avec. J'ai envie de faire le pari de Montréal avec ce qui nous unit: la musique, cette trame sonore de nos vies.»

Dans le fond, Vintage aurait très bien pu s'intituler Mémoires vives, car c'est à sa mémoire et à la nôtre que Gregory fera appel. Mais surtout, ce spectacle, aussi créé un peu pour lutter contre l'oubli, sera l'ultime coup de chapeau d'un fils à sa mère, sa façon de lui dire qu'il l'aimera jusqu'à la fin du monde, comme dans la chanson de Bécaud.

Extrait de N'oublie jamais

J'espérais simplement qu'elle aille mieux. Ce n'est pas arrivé, Julia. Ta grand-mère, qui souffre de la maladie d'Alzheimer depuis onze ans, ne va pas mieux. Elle ne va pas bien. Depuis ta naissance, elle a beaucoup changé. Elle ne mange presque plus. Elle a perdu beaucoup de poids. Elle parle peu et de façon incompréhensible. Elle ne veut plus sortir de la maison. Toute la journée, elle marche et elle pleure. Elle fait le tour de sa salle à manger. Elle s'arrête pour regarder des photos de toi, de moi, de ta mère. Elle touche à ces photos, comme si dans son monde, ces clichés de nous étaient plus vrais, plus simples à saisir et à comprendre que nous le sommes en chair et en os.

Ta grand-mère s'éteint lentement.

Comme un fou, j'ai pensé que cette femme, qui a été la plus grande force et la plus importante inspiration de ma vie, serait aussi là pour toi. Je n'ai jamais pensé que le temps allait manquer. Je n'ai jamais pensé que la maladie allait intervenir. Ta grand-mère, étant mon plus grand héros, devait être éternelle.

Je supposais que sa force, sa détermination, sa foi, son courage et ses principes te serviraient, te soutiendraient comme ils l'avaient fait pour moi. J'étais convaincu qu'elle te livrerait, à toi aussi, les sages leçons de vie dont elle avait assaisonné mon enfance. Je le croyais, Julia. Je l'espérais.

La vie en a décidé autrement.

***

Quatre moments musique de Gregory

1975


Gregory a 7 ans, il pédale sur son vélo, heureux et insouciant, en chantant Pourquoi le monde est sans amour, de Mireille Mathieu, et Moi j'ai quitté mon pays bleu, de Roger Whittaker - une chanson fétiche que Greg partage avec sa femme aujourd'hui.

1977-1981

Tous les soirs, alors que l'insomnie était déjà une fidèle compagne, Gregory cherche à s'endormir en écoutant le Prélude à l'après-midi d'un faune de Debussy.

À l'adolescence

En tournée aux États-Unis, Gregory entre dans une église gospel et entend Come on in This House de Clara Ward, chanté non pas par le choeur, mais par toute la congrégation. Un moment marquant.

À l'âge adulte

Crois-moi, ça durera, de Gilbert Bécaud. C'est la chanson que Gregory chante tous les soirs, depuis un an et deux mois, à sa fille Julia et qu'elle lui chantera en retour un jour.