La jeune Torontoise Esmaa Mohamoud capte l'attention avec ses installations qui remettent en question l'identité noire en détournant l'iconographie associée au «corps noir». Nous avons rencontré celle dont l'oeuvre Untitled (No Fields) fait partie de l'exposition Nous sommes ici, d'ici - L'art contemporain des Noirs canadiens au Musée des beaux-arts de Montréal.

Sur le terrain

Esmaa Mohamoud est «camera shy», comme elle le dit elle-même, et préfère ne pas poser devant l'objectif du photographe qui nous accompagne au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM). Une recherche rapide sur le web le confirme: rares sont les photos de l'artiste, qui n'a d'ailleurs pas de compte Facebook ou Instagram ouvert au public.

Mohamoud préfère laisser son art parler à sa place, et ses oeuvres en disent des tonnes.

Intéressée par «ce que les objets peuvent exprimer», la jeune femme de 25 ans marie dans ses installations sculpture, matériaux industriels, photographies et performance, en créant des images inattendues à partir de stéréotypes associés majoritairement aux hommes noirs. Au premier plan, le monde sportif, notamment le basketball, un sport avec lequel elle a grandi et qui a contribué à «la construction et à la compréhension» de son identité noire, explique-t-elle.

Nous sommes ici, d'ici

L'artiste s'est fait remarquer l'an dernier avec deux oeuvres présentées à l'Art Gallery of Ontario dans le cadre des célébrations du 150e anniversaire du Canada: l'installation sculpturale Heavy, Heavy (Hoop Dreams), rassemblant 60 ballons de basketball dégonflés, en béton, arrangés sur un large panneau de plexiglas noir; et One of the Boys, installation présentant deux robes de «princesse» hybridées avec des chandails des Raptors, portées par des modèles noirs - une hyperféminisation d'un sport hyper masculin.

«Avec ces installations, je me suis intéressée à la fragilité de la masculinité noire, et comment cette fragilité a été exploitée par l'athlétisme. Les robes remettent aussi en question de façon évidente la binarité des genres et ce qui arrive lorsqu'on les mélange.»

«Ce qui m'interpelle énormément, c'est la perception que les gens ont de mon travail, ce que ça provoque en eux», détaille la Torontoise d'adoption qui a grandi à London, en Ontario.

Les installations de Mohamoud commandent l'attention, témoins de sa volonté de rendre tangible «l'intangibilité de la culture noire». Sa plus récente création, Untilted (No Fields), exposée au MBAM en compagnie d'oeuvres d'une dizaine d'artistes noirs canadiens dans le cadre de l'exposition Nous sommes ici, d'ici, évoque la résilience et l'endurance des Noirs.

L'oeuvre prend racine dans le mouvement «Take a Knee», lancé par des joueurs de la NFL en guise de protestation contre l'injustice raciale et la brutalité policière. Elle est constituée d'équipement de football (épaulettes, casque, chaussures) orné d'imprimés africains. De longues et lourdes chaînes pendent au dos, ce qui crée une immense traîne de métal - le tout pèse plus de 150 lb. Une grande photo d'un modèle noir ayant revêtu la lourde pièce complète l'installation.

Voilà une «pièce iconique» qui aborde la question de la diversité, mais dans un contexte fort actuel, souligne Pierre Trahan, propriétaire de L'Arsenal, qui a acquis l'oeuvre tout récemment afin de l'intégrer à sa collection privée Majudia.

Le poids des rêves brisés

Nous faisons remarquer à l'artiste qu'en plus d'occuper l'espace de façon tangible, ses oeuvres sont très massives et lourdes, particulièrement Heavy, Heavy (Hoop Dreams), un mastodonte de plus de 1800 lb.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

L'installation Untitled (No Fields)

«C'est parce que c'est ainsi que je me sens à l'intérieur. Comme quelque chose qui s'accroche à tes jambes et qui t'empêche d'avancer. C'est ce sentiment que j'ai en tant que jeune femme noire et que plusieurs personnes ressentent dans ma communauté: peu importe à quel point je réussis, je suis prise au piège.»

On la sent tout à coup émotive quand elle fait le parallèle avec le poids des rêves brisés de tous ces jeunes Noirs qui espèrent faire carrière dans la NBA ou obtenir une bourse d'études dans une prestigieuse université grâce à leur talent sur le terrain de football.

«Ce qui est problématique, c'est que sur des milliers d'hommes noirs qui poursuivent ce rêve, il n'y en a que très peu qui y arriveront, alors que souvent, c'est leur seule avenue pour sortir du statut économique où ils sont enfermés. Pour moi, la race et l'économie vont vraiment main dans la main; c'est difficile de les séparer», énonce-t-elle, pensive.

Mohamoud plaide d'ailleurs pour une réelle «contextualisation» de l'art noir dans les institutions muséales. L'exposition en cours est un «pas dans la bonne direction», croit-elle.

«Cela dit, j'ai souvent l'impression qu'on assiste à une marginalisation ou un tokénisme dans la façon dont les artistes noirs sont mis de l'avant dans les institutions. J'aimerais voir des expositions où il y a davantage d'intégration, de mélanges qui pourraient susciter des conversations entre différents artistes et milieux.»

Nul doute que le travail qu'elle présente permet de lancer la conversation autour de la multiplicité des voix dans la communauté noire. Et c'est déjà un immense pas.

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Nous sommes ici, d'ici - L'art contemporain des Noirs canadiens est présentée jusqu'au 16 septembre au Musée des beaux-arts de Montréal.

Photo fournie par Georgia Scherman Projects

L'installation sculpturale Heavy, Heavy (Hoop Dreams) rassemble 60 ballons de basketball dégonflés, en béton, arrangés sur un large panneau de plexiglas noir.