Le Musée d'art contemporain de Montréal (MAC) ouvre aujourd'hui sa saison automnale avec trois expositions aux univers bien marqués. Le directeur de l'institution, John Zeppetelli, a programmé Les temps inachevés, un événement de mi-carrière pour l'artiste montréalais Patrick Bernatchez, un premier solo au Canada de l'artiste new-yorkaise Dana Schutz, ainsi que Grosse fatigue, installation vidéo de l'artiste française établie à New York Camille Henrot.

Dana Schutz: l'art de l'impossible possible

Dana Schutz est la sensation de la rentrée muséale à Montréal. Une des jeunes figures de proue de l'art contemporain américain, la peintre de Brooklyn présente pour la première fois au Canada un éventail de ses oeuvres colorées et souvent osées. La Presse a rencontré cette artiste dont la puissance de l'expression émane d'une imagination sans limites.

Éclatante, troublante, étrange, inconfortable, bizarre, surprenante, émouvante. Tous ces qualificatifs racontent la peinture de Dana Schutz. Son art se situe entre expressionnisme allemand et cubisme analytique, selon John Zeppetelli, directeur et conservateur en chef du Musée d'art contemporain de Montréal (MAC), qui tenait à faire connaître cette coqueluche de l'art contemporain américain, très prisée sur la scène internationale.

La signature de Dana Schutz découle de sa curiosité et d'un défi tenace de décrire l'impossible. Elle ne peint jamais en observant ou soutenue par une référence iconographique. Elle crée en puisant dans son esprit, ses expériences ou des récits de fiction.

«Parfois, un mot ou une phrase nous interpelle et nous renvoie une image, dit l'artiste de 39 ans en entrevue au MAC. Quand je peins, je ne pense qu'à construire le sujet dans l'espace.»

«Je ne pense pas que mes peintures soient toujours expressionnistes et, quand elles le sont, ça ne vient pas d'une volonté consciente», ajoute-t-elle.

L'artiste traduit sur la toile un désir de répondre à une question. Si je voulais représenter une personne qui éternue, qu'est-ce que cela donnerait?, s'est-elle demandé en 2001. Cela a donné Sneeze, un petit tableau - placé à l'entrée de l'exposition - où l'on voit une femme aux cheveux blonds éternuant, les yeux clos, tandis que... la morve sort en projections abondantes de son nez.

«Elle nous force à imaginer des situations impensables et des actes indicibles», dit John Zeppetelli.

Notion d'absurdité

Quand on demande à Dana Schutz quel genre de personnalité anxieuse peut bien se cacher derrière ce visage franc et doux, elle répond qu'elle n'est pas plus anxieuse que la moyenne des gens et qu'elle aime tout simplement «peindre l'impossible», en conservant une certaine logique, bien sûr, même si le résultat peut être légèrement empreint d'absurdité.

«Des choses qui nous arrivent au quotidien peuvent sembler absurdes. Il suffit de se concentrer sur ces choses-là pour qu'elles vous semblent étranges», dit-elle.

C'est ainsi qu'elle a peint, en 2007, How We Would Give Birth, une femme qui accouche d'un enfant... tout en regardant, derrière elle, un tableau sur un mur. Ah... l'amour de l'art!

Elle a également réalisé, en 2010, Shaving, peinture d'une femme en train de se faire une épilation du bikini sur une plage, rasoir en main. Une peinture liée à une esthétique féminine intime qui rappelle, dit-elle, certaines oeuvres d'Edgar Degas quand il peignait des femmes dans l'intimité de leur boudoir, notamment Le pédicure.

Avec les tableaux d'autocannibalisme Face-Eater et Self-Eater 3, Dana Schutz pousse l'absurdité jusqu'à représenter deux personnages en train... de se manger eux-mêmes. Dans Face-Eater, l'homme avale ses yeux et mastique son nez avec sa langue! Et dans Self-Eater, le personnage se mange une main...

«L'idée m'est venue du stress d'arriver à dessiner des gens qui pourraient se manger!, dit-elle en riant. Si vous considérez cela sérieusement, le fait de se manger et de se digérer soi-même permet d'avoir ensuite plus de matériel pour se reconstruire dans la forme qu'on veut! Du coup, l'aspect figuratif [dans cette peinture] était très ouvert, très sculptural.»

Importance des couleurs

Les couleurs sont au centre de l'oeuvre de Dana Schutz, comme elles le sont dans les toiles de Peter Doig. Les pigments éclatants choisis par la New-Yorkaise donnent de la puissance aux sensations qu'elle veut transmettre.

C'est le cas de sa série God, des tableaux massifs mi-figuratifs, mi-abstraits de 2013 qui découlent de dessins au graphite et qui résument son langage pictural. De grandes toiles qui expriment la représentation qu'elle se faisait, petite, de Dieu: un barbu de couleur orange aux allures de Liberace, très pop culture des années 80. Le reflet aussi de cette abstraction qui convient aux divinités et à leur nécessaire mystère.

Comme avec David Altmejd et Jon Rafman au cours de l'été, ce solo de Dana Schutz au MAC est une occasion jubilatoire de découvrir un art de qualité et très original, nourri aux maîtres du passé et qui repousse avec témérité les limites du possible.

Au MAC jusqu'au 10 janvier.

Patrick Bernatchez: Ars fugit

L'artiste québécois de renommée internationale Patrick Bernatchez s'installe au Musée d'art contemporain. L'exposition Les temps inachevés est une première collaboration entre le MAC et Casino Luxembourg, où elle a été présentée l'an dernier.

Le temps fuit, mais l'art demeure. Celui de Patrick Bernatchez est fuyant et persistant tout à la fois. Il est inachevé par nature. Toujours en mouvement, en questionnement, aussi.

«On vit à une époque où tout est bâclé. Dans une pratique d'artiste, inévitablement, le fait de devoir livrer contribue à cette imperfection. Ça fait partie de l'oeuvre. Le fait d'exposer une oeuvre en perpétuelle transformation, c'est une façon de déjouer ça et de me donner l'impression qu'un jour, je vais la finir, mais ça n'arrive pas souvent.»

Patrick Bernatchez est cet artiste qui doute. De lui-même. Du sens de la vie, de la nécessité de l'art.

«J'ai un rapport d'amour-haine face à mon travail. Ça me fait plaisir quand les gens sont touchés, mais je suis très perplexe face à ma propre démarche, face à mon choix de faire de l'art, face au marché de l'art... Je continue parce que c'est un besoin viscéral que je ne m'explique pas.»

Cette exposition attendue de mi-carrière révèle une pratique originale et profonde autour de notions existentielles, voire spirituelles. Le MAC présente deux corpus majeurs que l'artiste a constitués depuis 10 ans.

Chrysalides (2006-2013)

Cette série comprend des oeuvres qui entament la réflexion sur le passage du temps. Elle a débuté par des dessins et s'est poursuivie avec Fashion Plaza Nights (12 compositions pour deux pianos et quatre mains).

Le cycle se termine par un triptyque filmique: I Feel Cold Today, 13 et Chrysalide Empereur.

«Au début, on voit l'activité qui se passait dans cet édifice [du Mile End] pendant une tempête de neige, puis on passe à un espace fantasmatique, un plan-séquence sur 13 étages et au bout duquel on retrouve le personnage dans sa voiture qui s'emplit d'eau et implose. C'est une tour de Babel avec des éléments de réalité et de fiction.»

Dépaysement assuré. Dans un cocon industriel, l'artiste tisse un fil entre les humains mutants de ses dessins, les notes d'une partition musicale créée mécaniquement et la détérioration physique. Temps, Tempo, Tempête.

Lost in Time (2009-2015)

Cet autre corpus a aussi donné naissance à plusieurs oeuvres où le temps semble s'arrêter. En commençant par une montre millénaire.

«L'idée est de relativiser notre rapport au temps. Faire une montre qui ne contient aucune information, qui semble arrêtée, mais qui, au fond, fait un tour complet tous les mille ans, ça donne le vertige. Si on fait l'exercice de se projeter dans 1000 ans en tant que société, c'est aussi vertigineux.»

«Au rythme où vont les choses, on ne peut voir l'avenir qu'en pensant aux catastrophes naturelles, aux guerres, à la famine. Mille ans à l'échelle cosmique, cependant, ce n'est rien.»

Au centre de Lost in Time, la musique est aussi omniprésente: les Variations Goldberg de Bach. Là aussi, il y a plusieurs volets, dont des expérimentations usant de platines.

«J'ai eu envie de retourner au piano en reproduisant l'effet de boucle qui est produit par l'aiguille qui saute. Je souligne l'apport de Patrice Coulombe, qui est musicien classique et qui a construit une oeuvre autour de ce rythme de tourne-disque. Au Luxembourg, on l'a testée en concert. Ici, c'est un enregistrement fait par la pianiste Marybelle Frappier. La mouture finale sera interprétée en fin d'expo en concert.»

Fuite vers l'avant

La pièce maîtresse de Lost in Time est aussi cinématographique. Une étrange fiction qui donne froid dans le dos. Poétiquement.

«Ça tourne autour de l'idée de la mort et de la renaissance. J'étais dans des discours freudiens au départ, mais j'entendais toujours une voix off dans ma tête. C'était Henri Laborit, que j'avais vu dans Mon oncle d'Amérique d'Alain Resnais. C'était mon livre de chevet il y a 20 ans, Éloge de la fuite. C'est un film assez personnel que j'ai fait dans une enveloppe rétro-futuriste.»

Patrick Bernatchez a choisi la fuite en avant. Devant la mort, pas question de rester inactif. Il bouge beaucoup, ses oeuvres tout autant.

«Il y a beaucoup d'oeuvres sonores dans l'exposition alors que je ne suis pas un artiste du son. En ce moment, c'est ce qui émerge. Dans deux ans, le son sera relativisé par rapport à mes nouveaux projets», souligne Patrick Bernatchez.

Papa depuis trois ans, il compte retourner à ses bases picturales bientôt.

«Quand je dessine, je n'ai besoin de personne. Tout ce que je veux, c'est ne parler à personne le plus longtemps possible. Je vais reprendre les Chrysalides presque 10 ans plus tard en créant un dessin par jour. C'est quand je dessine que tout se met en place.»

«Je ne viens pas d'une famille d'artistes ou d'intellos, ajoute-t-il. Quand j'avais 13-14 ans, ma mère m'avait donné une brique au sujet des mouvements artistiques du XXsiècle. J'ai longtemps admiré L'île des morts de Böcklin. Cette image me fascinait. Quand je l'ai vue à Berlin, j'en ai presque pleuré. C'est sûr que l'art peut avoir un impact. On ne le fait pas pour rien.»

Au MAC jusqu'au 10 janvier.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Patrick Bernatchez