Envers et contre tous, Anne Baldassari était présente pour accueillir les médias qui visitaient le musée Picasso de Paris avant sa grande réouverture officielle, aujourd'hui. L'ex-présidente congédiée de l'institution consacrée à son maître à penser tenait à pouvoir parler de son accrochage «testamentaire».

Un drôle de hasard a voulu que son remplaçant, Laurent Le Bon, n'ait pu rencontrer les médias comme prévu. «Il est en conseil scientifique», disait-on.

Niché dans le Marais, rue de Thorigny, le musée Picasso est situé dans l'ancien hôtel Salé. Son impressionnante et imposante collection de Picasso - obtenue par dation - a suscité de nombreuses prises de bec depuis 40 ans.

Le musée Picasso rouvre ses portes après cinq ans de fermeture et des travaux qui ont accumulé du retard. «La France se fout de mon père», a même dénoncé l'héritier Claude Picasso dans une lettre ouverte parue dans le Figaro au printemps dernier.

Quatre mois après s'être dite «humiliée» et «démolie» dans les pages du Nouvel Observateur, Anne Baldassari a répondu aux questions des journalistes qui ont pu voir le musée en primeur, mardi dernier. Elle tient à faire valoir son «droit moral et intellectuel» sur son dernier accrochage.

Dans une scène surréaliste, nous étions assis par terre autour d'elle dans une salle du rez-de-chaussée. «Je suis absolument sereine, même heureuse», a-t-elle dit après avoir passé 30 minutes à parler de - n'ayons pas peur des mots - son idole.

Anne Baldassari se dit enfin sortie de l'académisme. Elle n'a plus à mettre de l'eau dans son vin. «Le fait que ce soit mon dernier accrochage a changé les choses. Comme je ne suis plus dans une position institutionnelle, je n'ai fait aucune concession. [...] C'est testamentaire en un sens, avec des positions très tranchées.»

Baldassari dit avoir une «dévotion complète» pour Picasso. Pour le meilleur et pour le pire. «J'ai peu composé et je pense que c'est ce que je paie aujourd'hui.»

La spécialiste de Picasso a voulu montrer des pans méconnus ou plutôt mal interprétés de la carrière de l'artiste à qui elle a consacré les 20 dernières années de sa vie, notamment la période de 1914 à 1924 de l'artiste, où son inspiration se déchaîne. Alors que des spécialistes parlent de retour à l'ordre avec la figuration, Picasso le fait dans la subversion et l'anti-académisme, fait-elle valoir.

Anne Baldassari a voulu que le parcours du musée reproduise «le mouvement de la pensée» de Picasso pour mieux comprendre sa démarche.

«Je crois être allée loin, dans un grand respect de l'oeuvre.»

Parcours

Le réaménagement du musée, dont le transfert des bureaux administratifs dans un autre bâtiment, permet de présenter un plus grand nombre d'oeuvres. «On l'a doublé à 450 oeuvres majeures.»

Le parcours du musée est «magistral», dit Anne Baldassari. Au rez-de-chaussée et aux deux étages, l'oeuvre de Picasso est présentée de 1895 à 1972. «Une séquence majeure avec les grandes périodes chronologiques et thématiques.»

On peut y voir L'homme à la casquette (1895), des autoportraits datant de 1901 à 1972, les oeuvres des Demoiselles d'Avignon, ses périodes africaines, cubistes et pop.

Au dernier étage, sous les combles en bois, se trouvent les chefs-d'oeuvre que Picasso possédait dans sa collection personnelle. Des Cézanne, Van Dongen, Degas, Braque, Matisse, Modigliani, Renoir, Miro.

«J'ai voulu installer un dialogue entre Picasso et sa collection particulière. Des oeuvres de ses pairs et des amis. C'est son intimité, son baume mental, explique Anne Baldassari. Au sous-sol, j'ai installé une séquence de six grands ateliers», poursuit-elle. Les périodes cubiste, surréaliste, la guerre d'Espagne, la Seconde Guerre mondiale, les années avant la mort de Picasso et des gravures. «L'idée est de tripler l'accueil scolaire» avec un parcours parallèle en simultané.

Fluide et lumineux

L'intimité, la luminosité et la beauté du bâtiment - notamment le grand escalier - ajoutent à l'expérience du musée Picasso.

«L'architecte Jean-François Bodin a créé du vide et de la fluidité, indique Anne Baldassari. Nous avons partagé un programme artistique minimaliste. Tout est blanc.»

Jean-François Bodin a conçu de nouveaux circuits de circulation. «Il fallait une plus grande capacité d'accueil qui n'existait pas. L'attente est ambitieuse: le musée reçoit de 700 000 à 1 million de visiteurs par an. [...] Ce ne sont pas des bâtiments qui sont prêts à accueillir des mouvements de foule.»

«Chaque étage peut s'individualiser et prendre une vocation, ce qui permet de redistribuer la collection, indique-t-il. Ce qui manque au musée Picasso est un espace d'exposition temporaire.»

Les travaux ont commencé officiellement en 2012, trois ans après le transfert des collections. «On nous a demandé d'ajouter un second bâtiment.»

Selon M. Bodin, cela explique le retard par rapport à l'échéancier initial et une partie du dépassement des coûts (de 31 à 52 millions d'euros, soit d'environ 45 à 75 millions de dollars).

Il qualifie le feuilleton politique qui a mené à la démission d'Anne Baldassari de «triste et complexe histoire un peu incompréhensible». «Cela n'a pas rendu les choses confortables sur le plan humain. C'est encore très douloureux.»

«Nous avons eu quelques effets collatéraux», dit-il. En mai dernier, le musée a dû démonter une pergola métallique à la suite de plaintes de riverains. Ils déploraient que les poutres en acier cachent la façade du bâtiment.

Au final, Jean-François Bodin se réjouit d'avoir créé un «espace lumineux et calme».

Quant à Anne Baldassari, qui a voyagé dans 20 musées du monde entier pour présenter la collection de Picasso et financer les travaux, elle vante le pouvoir rassembleur du maître.

«On parle de la démocratisation de la culture avec une langue de bois. Picasso parle une langue plastique partagée par tous. C'est impressionnant de voir son efficacité à l'étranger.»

Picasso était un visionnaire, fait-elle valoir. Il a utilisé la carte postale, la photographie et le cinéma. Il s'est ouvert aux nouveaux médias. Il s'est intéressé à l'impureté des sources et aux autres cultures. «Il croise la culture populaire et la haute culture, dit-elle. Tout l'intéresse. J'ai passé 20 ans dans ses archives et il apprenait de tout.»

«Picasso est notre père à tous. La pop culture, on la lui doit», conclut l'ex-présidente du musée de celui auquel elle continuera de consacrer sa carrière.

Photo Émilie Côté, La Presse

Anne Baldassari, ex-directrice du Musée Picasso.

PHOTO PATRICK KOVARIK, AFP

Les travaux ont permis d'offrir un écrin à la mesure du maître et de son oeuvre.