Au dernier étage d'une tour qui en compte neuf, des portes et des fenêtres disposées pêle-mêle forment un tunnel vertigineux. Dans une pièce voisine, de larges bandes de ruban d'emballage barrent des meubles déglingués, créant l'impression d'un départ imminent.

Plus loin, des oiseaux de proie géants dessinent des arabesques sur un mur. Des bouches et des moustaches rouges et noires s'entremêlent dans une autre chambre.

Quelques étages plus bas, des tuyaux et des bouts de branches peints en noir et blanc créent l'impression d'un fantomatique palais des glaces. Puis, au quatrième, une table dressée, avec une radio et la télécommande, émerge au milieu de décombres.

Ces instantanés sont tirés de l'événement le plus couru à Paris cet automne: une exposition de street art dans un ancien HLM voué à la démolition. Quand ils viendront raser les murs de briques entre lesquels vivaient autrefois des familles de cheminots, les bulldozers détruiront les neuf étages d'oeuvres signés par une centaine d'artistes de rue venus de tous les coins de la planète: Tunisie, Arabie saoudite, Iran, Chili, Portugal, sans oublier la France. Leurs installations et leurs murales ne vivront plus que dans la mémoire de ceux qui les auront vues.

Éphémère

Son caractère éphémère ajoute à l'attrait de l'exposition Tour Paris 13, qui a fermé ses portes jeudi dernier, pour céder la place aux démolisseurs. Depuis un mois, les visiteurs se pointent dès l'aube devant cet édifice dont la silhouette orange surplombe la Seine, dans le 13e arrondissement, à 10 minutes de marche de la gare d'Austerlitz.

Vendredi matin, de la semaine dernière, Nelly, Clémence et Margaux ont été les premières à se présenter devant l'immeuble de la rue Fulton, et ce, dès 5h du matin. Nelly, graphiste, était déjà venue la veille. Mais après avoir attendu pendant six heures, elle s'est cogné le nez sur une porte fermée. Cette fois, elle ne voulait pas courir le risque.

Les trois jeunes femmes n'étaient pas là dans l'espoir de préserver cette tour d'habitation. «On ne veut pas que la tour soit sauvée, ce qui est beau, c'est que c'est éphémère», a dit Margaux, étudiante en marketing.

De l'intérieur

L'homme derrière ce projet unique s'appelle Mehdi Ben Cheikh. Il est à la tête de la galerie d'art parisienne Itinerrance, spécialisée dans le street art.

C'est lui qui a eu l'idée de transformer un immeuble entier en oeuvre d'art pour une période d'un mois. Les artistes étaient invités à investir les 36 appartements de l'immeuble et à en faire ce qu'ils voulaient.

Seule consigne: ne pas se contenter de peindre sur un mur, mais habiter tout l'espace qui leur était offert. «Je voulais qu'ils abordent l'espace en trois dimensions, de façon à ce que les visiteurs ne regardent pas les oeuvres, mais entrent à l'intérieur», explique le galeriste.

Mehdi Ben Cheikh cherchait depuis trois ans des murs à offrir aux artistes qu'il suit depuis sa galerie. «Je voulais une exposition gratuite, une visite gratuite et des artistes qui travaillent gratuitement», dit-il.

L'expérience est comme un défi à la société de consommation: «Ici, il n'y a rien à vendre et tout va être détruit.»

Photo: Reuters

Les visiteurs font la file dans l'espoir d'entrer dans le vieil immeuble transformé en galerie d'art.

Démolition

Seule concession à la pérennité: les internautes peuvent visiter l'exposition et cliquer sur les oeuvres qu'ils aimeraient préserver de la destruction virtuelle. «C'est de la philosophie de geek», soupire Mehdi Ben Cheikh, qui aurait préféré voir disparaître toute trace de son projet.

Celui-ci aura réuni des noms tels que le Saoudien Maz, l'Espagnol BToy, l'Iranien Alone ou encore le Brésilien Loiola, dans la plus grande exposition collective de l'histoire du street art.

La destruction, qui sera terminée en février, sera elle-même transformée en oeuvre d'art, puisque des caméras installées dans les appartements voués à la disparition filmeront le travail des bulldozers. Le site de Tour Paris 13 diffusera les images de la démolition, alors que les oeuvres des artistes disparaîtront sous les gravats et céderont la place à la lumière du jour. Jusqu'à ce que les caméras ne soient broyées à leur tour.

Photo: Reuters

Cet ancien salon est devenu l'oeuvre éphémère de l'artiste français Sambre.