Selon sa conceptrice, Delusion désigne une diffraction de la perception. Diffraction de la réalité et du temps. L'Américaine en a fait une oeuvre parfaitement intégrée. OEuvre multidisciplinaire trois dimensions, déclinée sur une vingtaine de tableaux. S'y déploie la synthèse d'un art qu'on a qualifié de performance au tournant des années 80. Et dont Laurie Anderson est toujours la représentante la plus illustre, trois décennies plus tard.

Art visuel, art médiatique et musique au service du conte, au service de la prose poétique. Images fixes, images en mouvement, dessins à la craie sur tableau noir projetés en rafale, couleurs et formes traitées, objets filtrés et reconstruits, images de nature, surfaces lunaires, firmaments, murs et plafonds, scènes de mort, averses de pluie. Projections sur de multiples surfaces aux reliefs différents. Chants doux et féminins, environnements électroniques ponctués par un jeu de violon simple et soyeux. Épisodes brefs et succincts.

Chaque composante de cet ensemble peut sembler presque élémentaire aux yeux et aux oreilles. Or, la somme de ces parties coule de source, le système ici proposé par l'artiste camoufle sa réelle complexité.

Preuve de cette immense maîtrise qu'exerce Laurie Anderson.

Delusion s'ouvre sur la métaphore de l'âne et de la carotte, ce bon vieux système de motivation qui s'effondre lorsque l'âne meurt de cette poursuite devenue absurde. Pour la performer new-yorkaise, c'est le point de départ d'un périple où le réalisme, la lucidité, la conscience de l'état actuel des choses en Amérique, tout comme l'état actuel de la planète, cohabitent avec la magie, le fantastique, la tragi-comédie, l'humour absurde, les sentiments essentiels.

Périple où les dieux ont pris de l'âge, où notre monde s'écroule et cherche à se recomposer, où notre époque s'arrête et cherche à redémarrer. Où les êtres terrestres disparus ressurgissent en créatures aquatiques. Où la lune fait l'objet d'un conflit international au sujet de sa propriété légale. Où les ancêtres de la narratrice from Chicago, Vikings et Irlandais, s'avèrent des bergers islandais, solitaires et incestueux. Où les corporations qui mènent ce continent sont devenues des individus légaux, individus totalement dépourvus d'empathie et de compassion. Où la vie après la mort s'avère un champ de bataille éternel, peuplé de créatures immondes. Où le doute plane sur l'amour entre fille et mère lorsque cette dernière rend l'âme.

Entre ces tableaux apparemment disparates, des liens se tissent. Percevoir et ressentir ces tableaux signés Laurie Anderson peut mener à conclure à une forme de délire artistique. Delusion n'en est pas un, bien au contraire. Parlons plutôt d'une synthèse superbement cohérente, synthèse de la pensée et de l'émotion que suggère une artiste majeure de notre époque. Et qui remet ça à l'Usine C, mercredi et jeudi.