S'engager ou non ? Dénoncer au risque de perdre des contrats, ou rester neutre ? Certains artistes n'auraient pas embrassé leur métier s'ils n'avaient pas estimé qu'ils pouvaient changer le cours des choses. D'autres se questionnent sur le pouvoir de l'art sur la société. Discussion avec des artistes engagés sur l'implication et ses conséquences.

L'art engagé est bien vivant

Christine Beaulieu tient à bout de bras la pièce documentaire J'aime Hydro. Emmanuel Bilodeau est bénévole pour plusieurs causes et il se fout d'avoir l'air du « porte-parole de toute ». Tout en poursuivant ses oeuvres engagées, Anaïs Barbeau-Lavalette parraine une famille de réfugiés syriens. Quant au rappeur Samian, ses textes sont publiés dans des manuels scolaires. L'engagement des artistes en 2018 prend toutes sortes de visages, mais il est bien vivant.

Christine Beaulieu connaît un véritable succès avec sa pièce documentaire J'aime Hydro. Les critiques l'acclament, elle joue devant des salles combles, elle en a fait un balado et même un livre.

Elle réussit à s'adresser à un large public, ce qui est en soi une véritable victoire, puisque c'est exactement ce que souhaitent les artistes interrogés : rejoindre la masse populaire.

« [Le spectacle] a répondu à un besoin très fort qu'ont les citoyens. C'est vraiment ça qui m'a étonnée. Les Québécois ont vraiment le goût de recevoir ce genre d'oeuvre. Ils ont envie d'aller s'asseoir pour regarder une oeuvre dans laquelle ils vont apprendre des choses qui feront une différence dans leur quotidien. »

- Christine Beaulieu

La doctorante Ève Lamoureux s'intéresse depuis plus de 20 ans à l'art engagé. Lorsqu'elle a décidé d'aborder ce sujet à la maîtrise (et par la suite au doctorat), plusieurs ont tenté de la décourager, entre autres parce qu'ils croyaient que « la période phare de l'engagement des artistes était, dans les esprits, révolue », peut-on lire dans son livre Art et politique - Nouvelles formes d'engagement artistique au Québec.

Ce n'est pas parce que l'art engagé a moins les allures de grandes luttes communes - comme ce fut le cas par exemple avec le nationalisme à une certaine époque - qu'il a pour ainsi dire disparu.

« Je pense qu'il y a autant d'artistes engagés que dans les années 70. C'est juste que cet engagement-là est un peu plus discret, il est moins affirmatif, il est plus sur le mode de l'interrogation, de la critique et de la parodie. Ainsi, il est peut-être juste un peu moins visible », explique Ève Lamoureux.

Emmanuelle Sirois, chercheuse universitaire et dramaturge, abonde dans le même sens : « C'est sûr que l'on considère les années 70 comme le paroxysme de l'engagement au Québec, mais je remarque qu'il y a un engouement actuel, une conscientisation, qui a eu lieu avec la grève étudiante de 2012. Je le vois très clairement. Je ne pensais pas que j'assisterais peut-être à un nouveau chapitre de l'art engagé. »

TRANSFORMATION DE L'ART

L'artiste multidisciplinaire Brigitte Poupart, qui a été membre du groupe d'humour politique Les Zapartistes, est aussi d'avis que nous assistons peut-être à une transformation de l'art engagé au Québec. 

« Nous sommes dans une phase qui peut être intéressante, si les gens se réveillent. Je me dis qu'avec cette quatrième phase du féminisme qui commence et les dénonciations, peut-être allons-nous assister à quelque chose d'intéressant. »

- Brigitte Poupart

Anaïs Barbeau-Lavalette croit elle aussi que l'art engagé est dans une « autre ère » et dans une autre « forme de discours ».

« Cette année, quelle belle année en matière de foisonnement des discours, des idées et des poings levés ! De multiples voix s'élèvent pour définir le féminisme ! Alors qu'il y a seulement quelques années, plus personne ne voulait se qualifier de féministe, parce que c'était un vieux mot qui sentait la sueur. »

La réalisatrice du film Le ring, qui fait aussi du théâtre documentaire avec son conjoint Émile Proulx-Cloutier, poursuit : « Je trouve ça beau. On arrive dans quelque chose de rafraîchissant avec les discours sur le genre, sur les autres, sur l'accueil, sur les réfugiés. »

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Christine Beaulieu

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Brigitte Poupart

La responsabilité de l'artiste-citoyen

Des artistes comme Samian, Brigitte Poupart et Anaïs Barbeau-Lavalette n'auraient pas embrassé le métier d'artiste s'ils n'avaient pas estimé que leurs oeuvres pourraient changer la société.

Le rappeur algonquin Samian, comme plusieurs autres artistes interviewés, n'en a rien à cirer s'il déplaît en affirmant ses préoccupations sociopolitiques. Pour lui, il s'agit même d'une responsabilité.

« Quand je reçois des courriels de parents qui me disent qu'ils ont appelé leur enfant Samian, quand un élève de secondaire 4 me dit que son examen de fin d'année était sur moi et qu'il me fait signer son manuel scolaire, quand je vois un de mes textes entre Barack Obama et Martin Luther King, je sens que j'ai une responsabilité », affirme Samian, qui travaille en ce moment sur un projet photographique dans un orphelinat du Burkina Faso.

Au début de sa carrière, il n'avait même pas conscience qu'il était un artiste militant. Il parlait de son histoire, de ses préoccupations et de ses valeurs, sans même comprendre que ça faisait de lui quelqu'un d'engagé. En fait, il a toujours considéré qu'il était uniquement intègre.

« Tu es engagé ou tu ne l'es pas. Tu ne peux pas être engagé le temps d'un album, d'un concert ou d'un statut Facebook. »

- Samian, rappeur, photographe et acteur

Emmanuel Schwartz aime beaucoup bousculer l'ordre établi, ce qu'il considère comme étant « la nature même de l'art ». Cela permet ainsi au public de prendre conscience de différentes réalités et de voir les choses autrement.

« C'est une des choses que je cherche et par lesquelles je fais mes choix professionnels : est-ce que ce que je vais faire est une autre version de quelque chose que nous avons déjà vu ou s'agit-il d'un exercice de création ? », explique le comédien, metteur en scène et auteur.

« Si c'est un exercice de création, ça devrait bousculer l'ordre établi, poursuit-il. Parce que si on approfondit réellement le propos d'une création, on se rend toujours dans un endroit nuancé, qui est à l'extérieur du consensus. »

PRENDRE LA PAROLE

Ses propos ressemblent à ceux de l'auteure Sophie Bienvenu, qui décline ses préoccupations sociales ou politiques dans ses oeuvres. Par exemple, parmi ses causes, il y a la diversité culturelle et l'anticolonialisme.

« Comme je suis conscientisée, même si mon histoire n'est pas sur le colonialisme ou le racisme, quand je mets des personnages noirs, je fais attention à ne pas perpétuer des clichés, etc. », explique l'auteure d'Et au pire, on se mariera et de Chercher Sam.

Il y a bien des manières de déployer ses convictions, notamment en prenant part au débat public. À ce titre, Emmanuel Bilodeau accepte régulièrement d'être bénévole ou porte-parole pour différentes causes et participe aux manifestations qui l'interpellent.

« Il y en a beaucoup qui ne le font pas, parce qu'ils ne veulent pas être traités de preachers. Ils ont peur de perdre une partie de leur public et donc une partie de leur argent. Moi, ce sont des considérations que ça fait longtemps que j'ai réglées. Fuck off, si je perds de l'argent. Fuck off, si je me coupe de la moitié de mon public », lance celui qui regrette que son premier one-man-show n'ait pas été un plus grand succès : « parce que j'avais clairement l'ambition de faire évoluer, de faire changer et de stimuler la population ».

« Je comprends que ce n'est pas tout le monde qui a le goût [de prendre la parole], mais j'aimerais ça qu'il y en ait un peu plus qui se mouillent. Quitte à perdre des plumes. Quitte à entrer dans l'arène et perdre quelques appuis. »

- Emmanuel Bilodeau, acteur et humoriste

L'auteure Sophie Bienvenu aimerait aussi que ses comparses défendent plus leurs préoccupations sociopolitiques sur la place publique.

« Je me demande si ce n'est pas parce que nous sommes de plus en plus individualistes. Et qu'ainsi, un artiste va préférer sa carrière à des prises de position sur quelque chose. Lorsqu'il y a eu le débat sur les pitbulls, il y a deux ans, nous cherchions des artistes qui prendraient position pour les pitbulls. Même les gens qui étaient d'accord avec nous ou qui en avaient ne voulaient pas parler. Pour moi, c'est aberrant », dit l'auteure.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Samian

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Emmanuel Bilodeau

Les risques de l'engagement

L'humoriste Fred Dubé fait de l'art contestataire, mais ce n'est pas une mince affaire, avoue-t-il. Il a été remercié, à titre de collaborateur, de l'émission radiophonique Plus on est de fous, plus on lit ! et du talk-show Les échangistes en 2016.

« Autour de la table à Radio-Canada, je refusais de faire des choses parce que je leur disais que c'étaient des trucs que je dénonçais depuis 10 ans. Ils ont vu ça comme le geste de quelqu'un qui ne veut pas mettre assez d'eau dans son vin, ingouvernable, et qui est un électron libre », dit-il, tout en comprenant bien qu'il n'avait « pas le ton » pour ces émissions.

Il a aussi refusé des contrats, comme la réalisation de capsules humoristiques pour Salut bonjour commanditées par une société pétrolière. « J'aurais été payé 1000 $ par minute. J'aurais fait la palette en maudit, mais je n'y ai même pas pensé et j'ai refusé, puisque c'est contre mes convictions. Mais bon, le mois d'après, je ne savais pas comment j'allais payer mon loyer. »

Fred Dubé ne cache pas qu'il se demande parfois pourquoi il affirme autant ses préoccupations sociales et politiques dans ses textes humoristiques. Entre autres lorsqu'il jette un coup d'oeil à son compte en banque vide. Seul dans son salon, boudé par bien des personnes du milieu et des médias, il lui arrive d'être fatigué de se battre. En même temps, il ne s'imagine pas faire autrement.

« En fait, pour moi, ça n'existe pas, un artiste désengagé. Pour citer Albert Camus, je dirais que nous sommes tous embarqués. L'engagement n'est pas une coquetterie, nous sommes engagés qu'on le veuille ou pas. Chaque geste qu'on pose a un impact. »

- Fred Dubé, humoriste

« Je ne nommerai pas de nom, parce que ça va détourner le débat, mais j'ai entendu à Tout le monde en parle des humoristes dire : pouvons-nous juste faire des jokes ? Et après, ces artistes-là, ils font des pubs pour les pires multinationales. Et là, on se dit : "Ok, tu ne fais pas juste des jokes. Tu engraisses l'hégémonie culturelle qui fait des génocides industriels dans le sud." Alors pour moi, ces gens-là sont crissement engagés », ajoute Fred Dubé.

La doctorante Emmanuelle Sirois cite Gérard Bergeron, à l'intention de Fred Dubé : « Il y a tant à faire en si peu de temps ; et nous sommes si peu à n'avoir pas le choix de ne pas le faire. »

Elle est persuadée que des artistes engagés perdent des contrats ou sont écartés de projets en raison de leur prise de parole. Elle comprend également que ces derniers en viennent à s'interroger sur les raisons qui les poussent à poursuivre dans cette voie.

« C'est la même chose qu'être militant. Le faire un an ou deux ans, ça peut aller. Mais si un artiste veut vraiment pousser cette démarche de l'art engagé, il y a les questions de l'usure, des contrats et de l'argent qui interviennent », dit la doctorante en études et pratiques des arts.

SE DÉFAIRE DE L'ÉTIQUETTE

Parlez-en à Webster ! Depuis son arrivée dans le milieu artistique, le rappeur s'est fait accoler l'étiquette d'artiste engagé. Au début, il vivait bien avec ce titre et poursuivait sa mission avec énergie. Et puis, le temps a fait son oeuvre. Il a eu l'impression de toujours taper sur les mêmes clous sans constater de changements. Il en a aussi eu marre de « toujours faire du rap fâché ».

« Ce qui me fait peur dans l'art engagé est la répétition. Les problèmes restent souvent les mêmes, mais je ne veux pas toujours rapper sur la même chose. »

- Webster

« Sur mon dernier album, poursuit-il, j'ai donc désengagé mon art, parce que je voulais montrer d'autres facettes de ma personnalité. Et depuis que je me suis désengagé dans mon rap, je m'engage plus dans la vie de tous les jours [en tant que citoyen] », dit celui qui donne des conférences dans des établissements scolaires partout au Québec et ailleurs dans le monde.

Le documentariste et militant Will Prosper a décidé de faire une distinction entre l'artiste qu'il est et le militant.

Dans sa vie privée et comme porte-parole du mouvement citoyen Montréal-Nord Républik, il prend position de manière bien affirmée. Alors que dans ses oeuvres, il tempère son discours. Il se compare à un funambule.

« Je pense véritablement que mon art pourrait être beaucoup plus engagé. Des fois, il faut aussi savoir à qui on parle, parce que nous pouvons être tellement pris par notre art et notre engagement que nous finissons par ne parler à personne. Je marche sur un fil, j'essaie de ne pas être trop radical pour le public, mais tout de même assez pour les militants », dit Will Prosper.

Les discussions sont loin d'être terminées. Tous ces artistes engagés continueront de bousculer l'ordre établi, et ce, par leurs oeuvres ou leurs prises de position. Parce que, comme le dit Brigitte Poupart, « demain matin, il y aura un autre combat ».

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

Fred Dubé

PHOTO ÉRICK LABBÉ, LE SOLEIL

Webster