Cet automne au petit écran, Denis Bernard sera à la fois le premier ministre du Québec (La galère), un juge homosexuel nouvellement marié (Les hauts et les bas de Sophie Paquin) et un entrepreneur en plomberie en faillite (Yamaska). Mais dans la vraie vie, son rôle le plus exigeant et le plus inattendu sera celui de directeur de La Licorne. Portrait d'un gars qui ne dit jamais non à une nouvelle aventure... théâtrale.

La nomination de Denis Bernard à la direction artistique et générale de La Licorne, au début du mois d'août, a surpris le milieu du théâtre. La surprise venait moins de son arrivée rue Papineau que du départ de Jean-Denis Leduc, l'âme de La Licorne depuis plus de 35 ans, celui qui a fait de ce petit théâtre de poche tout croche à la fois un centre de renouveau théâtral, une terre d'accueil pour une nouvelle génération d'auteurs québécois et un lieu d'interrogation sociale, moderne et urbaine. Et puis comment ne pas s'étonner que Leduc (qui part en année sabbatique) quitte le navire alors que les travaux d'agrandissement de La Licorne sont plus ou moins mis en péril par une subvention de 3 millions de Patrimoine Canada qui doit s'ajouter à la subvention de 3,1 millions du ministère de la Culture, mais qui tarde à se matérialiser?

 

Dans les faits, me raconte Denis Bernard au milieu du petit café désert aux murs trop verts de La Licorne, l'offre de prendre les rênes du théâtre comme de la troupe (La Manufacture) lui est tombée dessus il y a exactement un an.

«Nous étions en train de souper au resto en août dernier quand Jean-Denis m'a annoncé qu'il était fatigué. Pas malade, juste fatigué. Qu'il voulait prendre du recul et qu'il avait envie que quelqu'un d'autre que lui remette en question ce qu'il avait mis 35 ans à bâtir. Il m'a demandé si ça me tentait. J'ai trouvé Jean-Denis très courageux de vouloir ce questionnement et j'ai été flatté qu'il ait pensé à moi. J'ai pris quelques jours pour y réfléchir et j'ai décidé de foncer en me disant que, même si cette aventure ne durait qu'un an, j'allais m'y engager comme si c'était pour toujours.»

Artiste engagé

Engagé, voilà un mot qui sied bien à cet acteur de 52 ans originaire de Lac-Etchemin, dont le père a été bûcheron puis aide-cuisinier dans un hôpital.

Mais si son engagement est parfois politique (l'acteur faisait partie des artistes qui ont enregistré pour le compte de YouTube une pub de 60 secondes contre le gouvernement Harper aux dernières élections), Denis Bernard est avant tout engagé comme artiste, engagé dans le processus créatif avec une énergie et un enthousiasme qui n'ont jamais pâli malgré ses 30 ans de carrière et la centaine de rôles qu'il a interprétés. Peu importe le sujet, le rôle ou la fonction, Denis Bernard s'y engage chaque fois corps et âme.

Comme acteur, il ne s'est pas cassé la gueule souvent. Reste que, pendant longtemps, au petit écran du moins, il a été le charmant charmeur, trop beau pour être méchant, trop bon pour être vrai, moins un personnage qu'un cliché ambulant. Heureusement, Tchekhov veillait au grain.

«J'avais 35 ans, j'étais tanné de jouer les jeunes premiers et les héros romantiques, et voilà qu'on m'offre de jouer Platonov, un personnage veule, pleutre, profiteur, qui me permettait de donner toute ma mesure d'acteur. Ça a été un rôle charnière parce qu'il m'a fait comprendre dans quel camp j'étais. À l'époque, je n'étais pas à l'aise avec le concept de l'acteur qui se met en avant de son personnage. En même temps, ce n'était pas clair dans ma tête quelle direction j'allais prendre. Mais Platonov était un personnage tellement fort que je me suis tout naturellement effacé pour lui donner toute la place. Ce faisant, il m'a aidé à comprendre quel acteur j'avais envie d'être et il a montré aux autres quel genre d'acteur je pouvais être. Et quand je suis passé à la mise en scène, j'ai instinctivement évité de travailler avec des acteurs narcissiques qui carburent au culte de la personnalité, pour privilégier ceux qui savent disparaître derrière leur personnage.»

Grâce à Platonov dans Comédie russe, mais aussi à Biff dans La mort d'un commis voyageur et à Jacques Hury dans L'annonce faite à Marie de Claudel, Denis Bernard a lentement déployé ses ailes d'acteur et installé sa réputation. Aujourd'hui, à 52 ans, ce père d'un grand garçon de 24 ans et d'une petite fille de 12 ans se sent en mesure de jouer n'importe quoi, y compris les rôles de héros romantiques qu'il a tant honnis. Ce sera le cas cet automne dans La galère, où il reprend le rôle du presque trop idyllique premier ministre amoureux de la belle Stéphanie.

«Oui, là, je suis un héros romantique, mais le lendemain, dans Les hauts et les bas de Sophie Paquin, je joue un juge homosexuel marié à Martin. On est au lit, on frenche, on baise. J'ai toujours aimé interpréter en même temps des rôles diamétralement opposés. À l'époque de Mon meilleur ennemi, je faisais un Monsieur Net propre, droit et fesses serrées, et le lendemain, dans Virginie, j'étais un policier moustachu, méchant, batteur de femmes et d'enfants. J'aime ce déséquilibre entre les rôles, ce déséquilibre aussi dans le jeu. À mes yeux, il n'y a rien de plus plate qu'un acteur qui se regarde jouer et qui calcule ses effets au lieu de prendre son rôle à bras-le-corps et de s'y engager entièrement.»

Job à temps plein

Évidemment, l'engagement comme l'entend Denis Bernard exige une grande disponibilité et force parfois à faire des choix. C'est ainsi que, pour mieux faire face aux responsabilités de ses nouvelles fonctions, l'acteur a décidé de se retirer de la scène pendant un an. «Si je prends ce job-là à La Licorne, je ne peux pas le prendre à moitié. Par respect pour Jean-Denis, mais aussi pour ce petit théâtre fabuleux et unique qu'il a bâti, il faut que j'assure une présence quotidienne et constante, surtout pendant cette année charnière, où l'avenir du théâtre est incertain.»

Cette incertitude, rappelons-le, est l'oeuvre de Patrimoine Canada, qui a accepté sur papier de verser une subvention de 3 millions. Le hic, c'est que, tant que l'annonce officielle n'a pas été faite, rien n'est assuré. Et comme rien n'est assuré, le directeur ne peut pas faire d'appel d'offres. Il ne peut pas entreprendre les travaux ni même imaginer une programmation itinérante pour la saison 2010-2011.

Reste que, dans toute cette incertitude, une chose est à ses yeux non négociable: pas question de fermer La Licorne ni de suspendre les activités de La Manufacture pour six mois ou un an, le temps que tout se règle.

«Impossible, s'écrie-t-il. On ne ferme pas un théâtre. Jamais. Un théâtre fermé est un théâtre mort. On peut déplacer la programmation, aller squatter dans d'autres théâtres comme on va le faire avec l'Espace Go, mais on ne fermera jamais la shop. La Licorne et tous les autres théâtres en ville sont nos dernières églises. Où ailleurs peut-on se réunir pour réfléchir ensemble à notre vie et à notre société? Je ne vois pas d'autre endroit que le théâtre.»

Une première marquante

Denis Bernard se souvient encore de la première fois qu'il a mis les pieds à La Licorne, le soir de ses 32 ans, un certain 6 décembre 1989. Au lieu de discuter de la présentation à La Licorne d'une pièce qu'il venait de monter à Québec, Denis Bernard a passé la soirée à regarder la télé, hébété et accablé par la folie meurtrière de Polytechnique.

Heureusement, cette triste soirée ne fut pas sa dernière entre les murs trop verts de La Licorne. Lentement mais sûrement, à titre d'acteur comme de metteur en scène, Denis Bernard a apprivoisé la petite église de 140 places de la rue Papineau. Aujourd'hui, il est le meilleur pour vanter avec enthousiasme les vertus de «ce théâtre nécessaire, authentique et intime où les spectateurs peuvent toucher aux acteurs, où les effets et les décors ont toujours moins d'importance que les interprètes et les textes, et où le théâtre qui s'y joue n'est pas un théâtre de «faiseux»».

L'enthousiasme presque trop délirant de Denis Bernard est brutalement interrompu par un coup de téléphone. À l'autre bout du fil, une travailleuse sociale lui apprend que son fils de 24 ans vient d'avoir un accident de vélo et qu'il est aux urgences d'un hôpital. Pâle et sonné, Denis Bernard n'est subitement plus acteur, metteur en scène ou directeur de La Licorne. C'est un père affolé qui part en trombe à l'hôpital, le coeur en mille morceaux. Je le retrouve 24 heures plus tard au téléphone, sa voix calme et confiante. Son fils est sorti de l'hôpital, «poqué» mais sain et sauf. La vie pour Denis Bernard a repris son cours normal et le théâtre, ses droits.