Je rencontre Wajdi Mouawad au Petit Conti, rue Saint-Denis. Depuis une semaine, il interprète au Théâtre d'Aujourd'hui Seuls, un solo d'une grande intensité qu'il a écrit et mis en scène.

Le directeur artistique du Théâtre français du Centre national des arts (CNA) est aussi un artiste engagé qui s'est prononcé récemment, dans une lettre au Devoir, contre les coupes dans les programmes culturels par le gouvernement de Stephen Harper.

Marc Cassivi: L'histoire des coupes dans les programmes culturels t'a interpellé sans même que tu sois au pays...

Wajdi Mouawad: Internet est en ce sens un outil extraordinaire. Quand on a coupé le programme PromArt, je me suis dit que c'était grave. Le nombre de fois où j'ai été invité par des théâtres grâce à ce programme... Même l'ambassade canadienne à Prague m'a invité en faisant une demande à PromArt. Je suis allé à Prague, à Bucarest, à Bruxelles, au Liban, grâce à ce programme. Quand j'ai su qu'on le supprimait en invoquant que les artistes ne représentaient pas bien le Canada à l'étranger, j'ai trouvé ça très bizarre.

M.C.: Tu as eu envie de réagir...

W.M.: J'étais loin. Je me suis demandé comment je pouvais marquer une solidarité avec les artistes. J'ai su qu'une manifestation s'organisait et je me suis dit que c'était important que j'y sois d'une manière ou d'une autre, alors j'ai écrit cette lettre. J'ai beau être né au Liban et avoir grandi en France, c'est au Québec que j'ai fait du théâtre. Je suis un artiste québécois. Je me suis toujours défini comme ça. Le fait que je sois directeur d'un théâtre d'État à Ottawa compliquait les choses, mais il y a un moment où l'on ne peut pas ne pas prendre la parole. Ne pas la prendre devient porteur de sens. J'aurais dit quelque chose en ne disant rien.

M.C.: Pendant la manifestation à Montréal, il y a eu certains débordements dans la réaction des artistes. Quand on compare Harper à Hitler ou les coupes à la Shoah, on dérape et on détourne l'attention du véritable débat. Les artistes savent aussi se tirer dans le pied.

W.M.: Je ne veux pas m'en prendre à la personne du premier ministre. C'est sa politique qui ne me convient pas. Il ne mérite pas la prison. C'est simplement que dans un pays démocratique, je ne suis absolument pas d'accord avec cette stratégie que je trouve très vicieuse. Je crois que lorsqu'on confond la personne avec sa politique, on fait une erreur. On perd aussi de sa crédibilité dans les arguments publics que l'on avance. La Shoah...

M.C.: Ne serait-ce que par respect pour les gens qui l'ont vécue, c'est indécent de s'en servir de cette façon.

W.M.: Tout à fait.

M.C.: Je trouve important que les artistes se mobilisent et démontrent une solidarité. Comme tu le disais dans ta lettre au Devoir, les conservateurs donnent aux artistes le prétexte idéal de s'unir autour d'un même combat alors qu'il y a longtemps que ce n'est pas arrivé. Mais au-delà des dangers de la manière, je me demande quel impact réel et concret aura cette mobilisation.

W.M.: Ce qui serait vraiment important maintenant, c'est que le public se joigne aux manifestations. Il y a plein de gens qui vont au théâtre. Les salles sont pleines. Que peut-on faire, en tant qu'artistes, pour que le public se joigne à nous dans ces manifestations? Ce serait important. On se sortirait de l'argument que c'est un débat qui n'intéresse que les artistes. L'autre question, qui concerne moins l'immédiat, mais que je trouve vraiment très importante à poser, c'est qu'est-ce qu'on a mal fait, nous comme artistes, pour qu'on ait à travailler pour mobiliser le public? Il faut que l'on ait cette intelligence de se remettre en question aussi, pour ne pas être uniquement dans un rapport frontal.

M.C.: Ce que je constate, c'est qu'il n'est pas acquis pour le public qu'il est nécessaire que notre culture soit soutenue par l'État. Je reçois quantité de courriels de gens qui disent: «Si les artistes ne peuvent pas vivre de leur art, c'est que leur art n'en vaut pas la peine.» C'est un point de vue assez répandu pour qu'il soit inquiétant.

W.M.: Ça rejoint une question très ancienne, qui est que la société québécoise dans son ensemble est convaincue, je crois, que l'élite intellectuelle est à haïr, est haïssable.

M.C.: Et qu'elle est détachée des préoccupations du peuple.

W.M.: Je crois que ça vient d'un ensemble de paramètres que je ne suis pas en mesure de définir parce que je n'ai pas cette connaissance-là, mais qui est très grave. C'est-à-dire qu'on oppose très facilement l'intellectuel à la réalité de la vie de tous les jours, au «gros bon sens». Du coup, c'est très difficile par exemple pour le commun des mortels de faire le lien suivant: tous les gens que l'on voit à la télé, cette télé qu'on aime tellement, sont des artistes qui créent du travail pour plein d'autres gens. Il y a une difficulté à reconnaître cette présence des artistes au quotidien, dans le concret. Je ne parle pas d'un point de vue symbolique. Est-ce que c'est lié à l'échec du référendum, à la manière dont le sacré a foutu le camp? On s'est débarrassé de la communion pour la remplacer par la communication. On a fini par croire qu'à partir du moment où «je te dis quelque chose», ça suffit, c'est fini. Un artiste qui s'exprime à travers les symboles, on ne trouve pas ça acceptable. C'est snob.

M.C.: Il y a quelque chose de nord-américain dans ce phénomène. On n'a qu'à observer la campagne présidentielle actuelle. Ce n'est pas un phénomène nouveau. Les républicains ont toujours exploité l'anti-intellectualisme latent ou affiché de la population américaine. On tente de convaincre l'Américain moyen que Barack Obama est trop raffiné pour lui. Imaginez: sa femme a étudié à Princeton! Ce n'est pas un phénomène proprement québécois.

W.M.: Quand quelqu'un est malade, qu'il découvre par exemple qu'il a un cancer, en général il a envie de voir l'élite de la médecine. Il ne serait pas heureux qu'on lui dise: «Ce médecin est trop spécialisé. Va plutôt voir ce généraliste, il ne se prend pas pour un autre!» Mais pour les choses de l'esprit, évidemment c'est plus compliqué. À première vue, ce n'est pas utile. Ça ne fait pas payer le loyer.