Dan Franck est un nègre bien élevé. Selon ses propres calculs, il a écrit - dans les années 80 et 90 - 61 livres pour le compte de personnalités diverses qui y ont apposé leur signature.

À cette époque, il fut l'un des nègres littéraires les plus prolifiques de Paris. Et jamais il n'a vendu la mèche. Sauf, bien entendu, lorsque, dans les dernières années de sa «négritude», les maisons d'édition ont pris l'habitude de mentionner sur la page de garde et en caractères modestes le nom du «collaborateur» de l'auteur. Ainsi, les souvenirs du champion de football Zinedine Zidane, publiés en 1999, dernière oeuvre alimentaire de Dan Franck, devenu finalement un écrivain autosuffisant, qui écrit également des scénarios de films et téléfilms (La séparation, 1994, Jean Moulin, 2004).

Dans Roman nègre, Dan Franck a décidé de s'amuser de son passé de mercenaire et des petites combines du monde de l'édition. Mais sans aigreur. Ni trahisons. Son héros, Taro, écrivain à tout faire, se voit un jour imposer une commande inédite: raconter sous une forme romancée les dessous de sa collaboration avec le fameux Z., star du football. Pour le compte du romancier américain John Wifeman, pseudo derrière lequel se cache en réalité une femme française... qui bien entendu n'a jamais écrit une ligne, et qui a perdu son nègre! Lorsque Taro, au bout du compte, livre le produit, il suggère à sa cliente de choisir un nouveau pseudonyme: Dan Franck. Tout le monde a suivi? Et Taro peut retourner à sa table de travail où, la nuit, il s'échine à écrire un livre jamais terminé sur les otages au Liban.

Le vrai Dan Franck a eu un parcours littéraire moins frustrant: chez lui, le nègre n'a jamais tué l'écrivain. «D'ailleurs, dit-il, j'ai toujours bien séparé les deux activités. Dans mon bureau, je changeais de table de travail quand je passais de mes livres à ceux des autres. Et je n'ai jamais accepté de commande romanesque.» Travailleur infatigable, il a publié sous son nom une bonne trentaine de livres - des romans pour l'essentiel - depuis le milieu des années 70. La série à succès des «Boro, reporter», «roman populaire sur les années 30", coécrite avec Jean Vautrin, en est à son huitième épisode. Quant à la gloire... "Dans les années 80, ironise-t-il, j'étais le nègre le plus prolifique de Paris, avec Erik Orsenna et Patrick Rambaud: ils ont eu chacun le Goncourt et sont devenus académiciens. Moi je ne suis pas académicien, mais j'ai eu le Renaudot en 1991...»

Mais, pour faire vivre la famille, il aura quand même passé 20 ans de sa vie à écrire dans le plus grand secret les livres de vedettes de la politique, de la médecine, de la chanson, du cinéma ou du sport. Des personnalités qui, à la fin du processus, en arrivaient à être convaincus d'avoir écrit l'oeuvre en question.

«Au début, plaisante Dan Franck, attablé au café Rostand, face au Luxembourg, votre «auteur» parle de «notre» livre. Et progressivement cela devient «mon» livre. Cela m'est déjà arrivé d'être chez Pivot et d'avoir en face de moi un «auteur» qui semblait m'avoir complètement oublié et parlait avec passion du livre qu'il avait écrit dans la douleur et l'inspiration, à la faveur d'une retraite campagnarde austère.»

Sur l'identité de ses 61 «clients», Dan Franck reste muet comme une tombe. Il a quitté la profession, mais sait-on jamais, il ne faut pas insulter l'avenir. Le monde de l'édition ne pardonne pas les manquements à la loi du silence. Franck se contente donc de mentionner au passage les différents corps de métier dont il a confessé les héros: des patrons de médecine, des chanteurs, des personnalités du monde de la culture.

«Dans beaucoup de cas, dit-il, le monde de l'édition et des médias se doutait que le livre en question n'était pas écrit par son auteur officiel. Mais sans en avoir la certitude. Et ça n'avait pas tellement d'importance: il s'agissait de souvenirs de telle ou telle vedette, mis en forme sans la moindre prétention littéraire. Donc chacun a des doutes, et les noms circulent dans le milieu, mais on ne cherche pas vraiment à savoir. Dans le cas de livres plus «littéraires», la loi du silence est totale. En ce qui me concerne, j'ai toujours refusé d'écrire des romans pour d'autres. Mais ça se fait. Et dans ces cas-là, c'est top secret. Sous peine de mort.»

Il y a parfois de rares exceptions à cette omertà générale. Ainsi, dans les années 80, les polars financiers à succès de Paul-Loup Sulitzer, écrits par le romancier Loup Durand, qui resta muet comme une tombe, à la télé, lorsque Bernard Pivot, brandissant le dernier Sulitzer, lui dit: «Tiens, voilà une autre de vos oeuvres...» Mais, avec 50% des droits d'auteur, Durand avait intérêt à rester discret.

«Soyons mesurés, me dit l'éditeur M. sous couvert de l'anonymat. Il n'y a pas de nègres derrière Modiano, ou Houellebecq ou d'autres romanciers littéraires. En revanche, la question se pose pour certains romans «de qualité», signés par telle vedette de la politique ou du journalisme qui n'a jamais écrit de roman auparavant. Mais on n'a pratiquement jamais de preuve. Et, généralement, le nom du nègre - payé une grosse somme forfaitaire, pas au pourcentage - n'apparaît nulle part dans le contrat.»

Parmi les questions et les soupçons qui agitent périodiquement le milieu littéraire: jusqu'à quel point le journaliste vedette de la télé, Patrick Poivre d'Arvor, écrit-il ses nombreux ouvrages (qu'il cosigne souvent avec son frère Olivier)? Le candidat centriste à la présidence, François Bayrou, a-t-il vraiment écrit une imposante biographie d'Henri IV? Nicolas Sarkozy a-t-il vraiment écrit celle d'un ministre des années 30, assassiné par la Milice en 1944, Georges Mandel? Et les biographies signées Jack Lang? Quand on arrive à ces niveaux, on bute généralement sur le vieil adage parisien: «Ceux qui parlent ne savent pas. Ceux qui savent ne parlent pas.»

Roman nègre

Dan Franck

Éd. Grasset 2008

312 pages.