Le moment est historique. L’industrie de la construction s’est entendue sur une série de mesures pour alléger sa réglementation hyper rigide et contrer ainsi la grave pénurie de main-d’œuvre.

Il a fallu deux ans de discussions pour parvenir à ces mesures historiques, adoptées par le conseil d’administration de la Commission de la construction du Québec (CCQ). Le conseil de la CCQ, faut-il savoir, est formé de représentants patronaux, de représentants syndicaux et d’indépendants.

L’adoption est historique, mais attendez : il y a encore des étapes avant leur entrée en vigueur et — ô surprise — deux syndicats s’opposent encore fermement à certaines mesures, qui menacent de rompre la fameuse « paix industrielle », disent-ils.

Une requête a même été déposée devant le tribunal par deux syndicats affiliés à la FTQ-Construction, d’une part, et au Conseil provincial du Québec des métiers de la construction (international), d’autre part.

Le mercredi 16 décembre, la CCQ a fait prépublier les modifications réglementaires dans la Gazette officielle du Québec, premier pas vers leur mise en vigueur. Suit une période de 45 jours pour recueillir les commentaires des acteurs de l’industrie, puis l’adoption des mesures — révisées ou non — par le Conseil des ministres à Québec.

De quoi est-il question ? De huit mesures pour permettre aux nouveaux travailleurs d’obtenir plus rapidement les fameux certificats de compétence, communément appelés « cartes de compétence » dans l’industrie.

Des stages seront permis

Des exemples d’assouplissement ? Si les mesures sont adoptées, les entrepreneurs pourront entre autres permettre à deux de leurs enfants, plutôt qu’à un seul, d’être exemptés de l’obligation de détenir un certificat de compétence pour travailler sur leur chantier. L’objectif de la mesure est de favoriser la relève entrepreneuriale.

Autre mesure : les élèves en formation pourront faire des stages sur un chantier — ce qui est actuellement interdit — et donc obtenir un certificat de compétence d’apprenti temporaire, dans un contexte d’alternance travail-études.

Parmi les allégements, la CCQ propose également de reconnaître l’expérience d’employés acquise hors de l’industrie et ainsi d’alléger de 35 % la durée de la formation exigée pour obtenir un certificat de compétence.

De plus, une des huit mesures permettrait à un employé d’expérience (un compagnon) de superviser deux apprentis sur un chantier, plutôt qu’un seul, pourvu que le premier ait presque terminé son apprentissage.

Actuellement, pour devenir compagnon, un apprenti menuisier ou briqueteur doit avoir accumulé 6000 heures de travail et un apprenti électricien, 8000 heures. Quand on devient compagnon, le salaire est grandement bonifié.

Pour atteindre ce seuil, les règles actuelles accordent des heures de travail équivalentes aux heures de formation (1350 pour les menuisiers, 1800 pour les électriciens, etc.). Avec les nouvelles règles, on multiplierait par 1,5 ces heures de formation, ce qui permettrait d’atteindre plus vite le statut de compagnon.

Voir ici la liste des huit mesures.

Il manque 20 000 travailleurs

L’industrie vit une grave pénurie de main-d’œuvre, notamment dans les grands centres. La pénurie est de loin l’enjeu le plus important pour les entrepreneurs, selon un sondage de la CCQ.

En 2019, il manquait carrément 25 000 travailleurs de tout type dans l’industrie, soit près de 15 % du total (175 000 travailleurs), selon une étude commandée par l’Association de la construction du Québec (ACQ).

Compte tenu du vieillissement de la main-d’œuvre et de la baisse des inscriptions en formation, cette pénurie restera à 20 000, en moyenne, chaque année d’ici 10 ans. Et encore, l’étude ne tient pas compte de la nouvelle Loi concernant l’accélération de certains projets d’infrastructure (projet de loi 66) ni d’un REM 2.0, qui nourrira le boom de la construction.

Les associations patronales se disent très heureuses de ces mesures, notamment l’ACQ et l’Association des professionnels de la construction et de l’habitation du Québec (APCHQ).

Le ministre du Travail, Jean Boulet, souligne la prépublication de ces mesures, jugeant qu’il ne « faut pas ménager nos efforts » pour répondre aux attentes des Québécois face à la pénurie.

Opposition devant les tribunaux

Les mesures ne font toutefois pas l’unanimité. Et il n’est pas dit qu’elles seront adoptées intégralement.

La FTQ-Construction, entre autres, juge notamment que la mesure favorisant la polyvalence sur les chantiers fera perdre des emplois à des manœuvres, dont certains ont 45-50 ans.

« C’est un danger pour la paix industrielle », dit le directeur général de la FTQ-Construction, Éric Boisjoly.

Cette mesure, la huitième du lot, « vise à permettre aux apprentis d’effectuer des tâches résiduaires » dans leur secteur d’activité, par exemple le décoffrage, l’échafaudage et le nettoyage, ce qui leur est interdit actuellement.

Selon la CCQ, cette polyvalence évitera de multiplier le nombre de travailleurs, notamment sur les petits et moyens chantiers.

Éric Boisjoly s’offusque, affirmant que le travail des manœuvres exige des compétences que les apprentis n’ont pas.

Deux syndicats affiliés à la FTQ-Construction au Conseil provincial ont déposé une requête en injonction en Cour supérieure pour bloquer l’entrée en vigueur de la mesure. Aucune date d’audition n’a encore été fixée et la recevabilité même de la requête est contestée par le ministre du Travail.

> Consultez la requête en injonction déposée par les syndicats

Les mesures et leur contestation risquent de ternir les pourparlers entre les parties patronales et syndicales. Les conventions collectives sont en vigueur jusqu’au 30 avril 2021. Et les deux syndicats contestataires — FTQ et Conseil provincial — représentent respectivement 43 % et 23 % des syndiqués de l’industrie.

La FTQ rejette même l’idée selon laquelle l’industrie vit une pénurie de main-d’œuvre. Tout au plus, Éric Boisjoly parle d’une rareté de la main-d’œuvre, et encore, pas dans des régions comme la Gaspésie.

Il affirme que l’industrie ne s’organise pas pour donner adéquatement du travail à ses membres. À preuve, dit-il, les employés travaillent en moyenne 1050 heures par année, alors que le temps plein frise les 2000 heures.

Ce chiffre est trompeur, réplique l’ACQ. En retranchant ceux qui, par choix, travaillent très peu, comme les préretraités, on arrive à 1350 heures. De plus, nombre de travailleurs œuvrent aussi dans l’industrie de la rénovation, non comptabilisée dans cette donnée. Et il y a aussi, bien sûr, les travailleurs au noir…

La partie n’est pas gagnée pour l’industrie, même si l’adoption de telles mesures par le conseil de la CCQ est, en soi, un évènement.

Parions que le ministre du Travail proposera de mettre de l’eau dans le vin de la polyvalence. Mais à l’heure de la pénurie, le Québec ne saurait se passer de main-d’œuvre qualifiée dans cette industrie.