Qui tiendra les rênes du Cirque du Soleil dans quelques mois ? S’il y a eu plusieurs intéressés, deux groupes font figure de favoris. Et l’un a le gros bout du bâton.

On ne sait pas encore qui sera le prochain propriétaire du Cirque du Soleil. Mais pour l’instant, c’est une confrontation entre les actionnaires actuels — le groupe mené par TPG — et les créanciers garantis — un nouveau groupe mené par la firme canadienne d’investissement privé Catalyst Capital — qui se dessine.

Le groupe mené par Catalyst a une longueur d’avance : il est le principal créancier du Cirque. Depuis la mi-mars, il a acquis au rabais environ 80 % de la dette garantie de 900 millions US du Cirque.

TPG et Catalyst ne sont pas les seuls groupes à avoir soumis une première offre d’achat pour le Cirque (la date limite pour soumettre cette offre initiale était le 8 juin, soit lundi). Selon nos informations, d’autres groupes ont soumis une offre. Le nombre total d’offres reçues lundi se compte toutefois sur les doigts d’une seule main.

Québecor a signifié publiquement son intérêt, consulté les états financiers du Cirque et signé une entente de confidentialité à ce sujet.

Mardi, Québecor n’a pas répondu à La Presse pour indiquer si elle avait soumis une offre dans le cadre du processus de vente et de restructuration, qui pourrait durer tout l’été.

Peu importe le scénario, un nouvel acquéreur aura besoin de l’accord de Catalyst, car toute restructuration de la dette doit être approuvée en pratique par au moins 50 % des créanciers représentant 66 % de la valeur de la dette.

Catalyst n’aurait pas besoin du prêt de Québec

Le groupe mené par Catalyst, une firme située à Toronto, offre 1,2 milliard US. Il s’agit essentiellement d’une offre d’achat par endettement, selon nos informations. En voici les détails :

• Catalyst convertirait la dette garantie de 900 millions US en actions du Cirque et ajouterait la somme de 300 millions US pour aider le Cirque à reprendre ses activités (le Cirque évalue ses besoins financiers pour reprendre ses activités à 200 millions US) ;

• le groupe n’aurait pas nécessairement besoin du prêt de 200 millions offert par Québec ;

• les deux actionnaires actuels du Cirque, le fonds américain TPG (55 % des actions) et le fonds chinois Fosun (25 %), ne toucheraient pas d’argent dans le cadre de l’offre et ne seraient plus actionnaires du Cirque ; par contre, Catalyst est ouverte à la possibilité que le troisième actionnaire, la Caisse de dépôt et placement (20 %), se joigne à son groupe d’actionnaires, notamment pour garantir la présence d’actionnaires québécois ;

• le groupe garderait le siège social du Cirque à Montréal et réembaucherait les 4700 employés mis à pied pour plusieurs mois ;

• le groupe paierait la dette de 1 million du Cirque d’argent dû à une soixantaine d’artistes ;

• le groupe de Catalyst comprend une douzaine d’institutions dont Fidelity, CBAM Partners, Sound Point Capital, BlueMountain Capital, Shenkman Capital, Benefit Street Partners et THL Credit ; elles détiennent actuellement 80 % de la dette garantie de 900 millions US du Cirque, et plus de 50 % de la dette non garantie de 300 millions US ;

• d’autres investisseurs stratégiques pourraient aussi rejoindre le groupe de Catalyst. Selon nos informations, Catalyst a discuté avec d’autres groupes, de même qu’avec le cofondateur du Cirque, Guy Laliberté.

Le porte-parole de Catalyst, Daniel Gagnier, n’a pas souhaité commenter la nouvelle mardi.

PHOTO RYAN REMIORZ, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Catalyst a discuté avec le cofondateur du Cirque du Soleil, Guy Laliberté.

Créanciers contre actionnaires

Depuis la mi-mars et l’arrêt des activités du Cirque en raison de la COVID-19, la dette de l’entreprise se négocie à environ 50 % de sa valeur réelle. On peut donc estimer que Catalyst a pu mettre la main sur 720 millions US de dette — soit 80 % de la dette garantie de 900 millions US — pour environ 360 millions US.

Cette dette acquise au rabais donne un avantage à Catalyst : elle peut convertir sa dette acquise à 50 % du prix en actions à 100 % de la valeur de la dette.

Si le Cirque est à vendre, c’est en raison des difficultés économiques liées à la COVID-19, mais aussi parce qu’il est très endetté depuis son achat par TPG en 2015.

TPG a payé une bonne partie du prix d’acquisition de 1,5 milliard US en endettant la société. Mais le Cirque n’a plus de revenus et se retrouvera dans l’impossibilité d’acquitter ses paiements de dette.

Le Cirque a trouvé à la fin d’avril un financement d’urgence de 50 millions de la part de ses actionnaires actuels. Ce financement a été obtenu en garantissant les droits intellectuels mondiaux du Cirque (sauf pour les États-Unis et l’Australie). Les créanciers menés par Catalyst n’étaient pas heureux de ce dénouement.

Vendredi dernier, Catalyst a fait plier TPG : le financement d’urgence sera assumé par les créanciers (le groupe de Catalyst) plutôt que par les actionnaires. Et ce financement sera garanti par les mêmes droits de propriété intellectuelle mondiaux.

Ce n’est toutefois que la première étape d’un duel qui s’annonce relevé entre TPG et Catalyst.

Deux options pour l’avenir du Cirque

Avec Catalyst qui veut passer de créancier à actionnaire, il y a maintenant deux options pour l’avenir du Cirque.

1) Catalyst devient le nouveau propriétaire du Cirque

Si Catalyst dépose la meilleure offre pour acheter le Cirque, son groupe en deviendra le propriétaire. Un propriétaire qui accepte d’assumer la dette du Cirque pourrait offrir davantage que Catalyst. Mais cette dette est très importante dans les circonstances actuelles ; TPG n’a pas voulu l’assumer.

2) Un propriétaire s’entend avec Catalyst pour restructurer la dette

Le groupe de Catalyst a acheté la dette de 900 millions US pour environ 450 millions US. Un groupe qui veut acquérir le Cirque (que ce soit TPG ou un autre groupe) pourrait s’entendre avec Catalyst pour réduire la dette et laisser entrer Catalyst dans son groupe d’actionnaires. Catalyst pourrait par exemple réduire la dette du Cirque de 900 millions US à 600 millions US et recevoir 30 % des actions du Cirque en retour. Même en réduisant la dette à 600 millions ou 700 millions US, Catalyst ferait un rendement très intéressant sur une dette achetée à environ à 50 % de sa valeur.

Qui est Catalyst Capital ?

PHOTO CHRIS HELGREN, ARCHIVES REUTERS

La firme d’investissement privé Catalyst Capital a ses bureaux au centre-ville de Toronto.

Le nom de Catalyst Capital n’est possiblement pas complètement étranger aux Québécois qui s’intéressent à la finance. Cette firme d’investissement privé de Toronto s’est impliquée dans des dossiers fortement médiatisés au fil des années.

Le plus récent est celui de La Baie d’Hudson. Catalyst a lancé l’an dernier une offre d’achat hostile pour le détaillant puis bataillé ferme avant d’en arriver en début d’année à un dénouement « satisfaisant » – une offre bonifiée de l’actionnaire majoritaire. Catalyst détenait près de 20 % de La Baie d’Hudson, une participation suffisamment pesante pour empêcher une prise de contrôle complète.

Le responsable du dossier du Cirque du Soleil chez Catalyst est Gabriel de Alba, directeur général et partenaire au sein de la firme. Le dossier de La Baie d’Hudson était sous son aile. Il a également été impliqué de près dans le dossier de Québecor World en 2008 lorsque l’imprimeur montréalais avait été forcé de procéder à une importante restructuration. Gabriel de Alba n’était pas disponible pour discuter mardi.

PHOTO FOURNIE PAR LA FIRME CATALYST CAPITAL

Gabriel de Alba, directeur général et associé au sein
de la firme Catalyst Capital.

Spécialisée dans les situations de détresse, Catalyst existe depuis 18 ans et soutient avoir amassé plus de 4 milliards US en engagements auprès de caisses de retraite, fondations caritatives, institutions financières, etc.

Outre Québecor World et La Baie d’Hudson, Catalyst Capital s’est aussi déjà impliquée dans de nombreuses autres entreprises bien connues, comme Imax, Canwest, Allstream, Hollinger, Stelco et CallNet.

Catalyst recherche spécifiquement des titres de dette jugés sous-évalués dans lesquels investir. Et lorsque Catalyst investit, c’est sans avoir peur des confrontations.

Leur game, c’est d’acheter pour une chanson et profiter d’une situation donnée. L’objectif est de tripler ou quadrupler leur investissement rapidement. Soit par le biais de la restructuration, soit par la vente de l’entreprise.

Michel Magnan, expert en gouvernance et professeur à l’Université Concordia

De façon générale, ajoute-t-il, quand une entreprise annonce qu’elle a des difficultés financières ou qu’elle se place à l’abri de ses créanciers, la cote de la dette de l’entreprise en question dégringole.

« Les firmes comme Catalyst bâtissent des positions dans des entreprises en difficulté en achetant des dettes à 10, 15 ou 20 cents dans le dollar. Ce faisant, ces firmes se trouvent à prendre indirectement le contrôle d’une entreprise, car les créanciers sont appelés à se prononcer lorsqu’arrive le moment de la restructuration. »

Le risque, c’est de se tromper, dit le professeur.

« Dans le cas du Cirque du Soleil, il semblerait que c’est une bonne affaire. Parce que des groupes ont manifesté un intérêt pour acheter le Cirque. »

Les créanciers, notamment Catalyst, se trouvent en position de force parce qu’ils contrôlent la dette du Cirque. Il semblerait que Catalyst n’a pas fait un mauvais calcul, croit Michel Magnan.

Catalyst et les autres créanciers tentent de profiter d’un déséquilibre conjoncturel dans le marché, causé par la pandémie : la valeur des titres de dettes d’entreprises s’est effondrée à cause de la crise économique.

Le Cirque n’a pas fait exception. « Catalyst a possiblement acheté de la dette pour un montant ridicule, avance M. Magnan. Le Cirque avait pour environ 800 millions US de dettes, et à moment donné, ça s’est peut-être transigé à 80 millions US. Peut-être même moins, car certains jours, il n’y avait plus de marché. Les gens voulaient vendre, mais il n’y avait pas d’acheteurs. »

Le Cirque s’est vendu pour 1,5 milliard en 2015, rappelle-t-il. « Vous avez acheté la dette pour quelques millions et vous avez le potentiel de récupérer l’entreprise pour ce que vous avez payé. Le jeu est de tripler ou quadrupler la mise de fonds en peu de temps. »

Avec la pandémie qui se résorbe à l’échelle mondiale, rouvrir les spectacles redevient envisageable. « L’idée est simplement de voir un investisseur aux poches profondes prendre le contrôle pour commencer à planifier la reprise. Le Cirque ne générera peut-être pas le même niveau de liquidités qu’auparavant pour les deux ou trois prochaines années, mais quand vous avez payé quelque chose 80 millions, au lieu de générer un bénéfice d’exploitation de 155 millions, même si c’est juste 80 millions, vous êtes mort de rire. Vous avez acheté l’entreprise à ce prix. Après seulement un an ou deux, vous êtes remboursé. »

Pour Michel Magnan, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’une transaction intéressante d’un point de vue financier : acheter la dette en espérant obtenir l’entreprise au rabais.