Un petit importateur de vin vendu en épicerie qui se disait « à quelques jours de la faillite » parce que la Société des alcools du Québec (SAQ) tardait à lui payer près de 400 000 $ a reçu l'appel tant attendu cette semaine. La société d'État a finalement accepté de lui payer la majorité de ses caisses de vin après que La Presse eut posé des questions au sujet de cette histoire rappelant celle vécue par Julia Wine en 2013.

D'ordinaire, le fondateur de Versay, Jean-François Bieler, a peur de froisser la SAQ, son seul et unique client au Québec étant donné la situation monopolistique. Cette fois, le fabricant du Mtl Fruit Co, un vin aromatisé aux fruits, n'avait plus rien à perdre.

Il nous a donc rencontrés lundi pour nous raconter que la SAQ lui devait 383 000 $ qu'il n'arrivait pas à récupérer. Les problèmes avaient commencé il y a 14 mois. « Il faudrait que je les actionne, mais je n'ai ni l'argent ni le temps pour le faire. »

« C'est scandaleux. Je suis sur le bord de tout perdre, y compris la tête, dénonçait-il. J'ai l'impression d'être dans la maison qui rend fou d'Astérix [...] Je ne sais jamais qui s'occupe de nous. Il y a toujours des changements. [...] »

Dans une lettre datée du 15 juin, la SAQ rappelait à Versay qu'elle avait « cessé d'effectuer les paiements tant que le niveau d'inventaire n'était pas revenu en dessous du maximum prévu au contrat ». Le monopole estimait que son entrepôt contenait trop de bouteilles de Mtl Fruit Co, ce qui constituait pour lui un « risque », a précisé le porte-parole Mathieu Gaudreault, en réponse aux questions de La Presse en fin de journée lundi.

« Les ententes d'entreposages ne doivent pas devenir un outil de financement, et c'est pourquoi la SAQ évalue, de façon responsable, les risques financiers liés à chacune de ses ententes », fait valoir M. Gaudreault.

Coup de théâtre, la SAQ a accepté mercredi de verser à l'entreprise de M. Bieler plus de la moitié de la somme attendue. « Enfin ! Je vais continuer à opérer, à vivre. Ce n'est pas optimal, mais il faut que j'avance. Si ça n'avait pas été de la pression médiatique, j'aurais eu zéro. C'est ça, le plus choquant. » La SAQ a confirmé avoir conclu une entente avec son fournisseur, mais a refusé d'en dévoiler les détails.

QUELLE EST LA SOURCE DU PROBLÈME ?

Au printemps 2017, la SAQ a accueilli dans son entrepôt plusieurs palettes de Mtl Fruit Co après avoir émis des bons de commande. La quantité excédait néanmoins de beaucoup celle prévue au contrat d'entreposage.

Selon M. Bieler, cette situation s'explique par des projections de vente qu'il qualifie aujourd'hui d'erronées. De son côté, la SAQ dit avoir accepté « des palettes additionnelles » pour ne pas « causer de rupture opérationnelle » chez son fournisseur, explique le porte-parole Mathieu Gaudreault.

Deux mois plus tard, la PME établie dans Griffintown a appris qu'elle ne serait pas payée pour tout le vin livré. Avec l'été qui tardait à se pointer le nez, les ventes de son produit estival étaient décevantes. De plus, l'équipe de vente de Versay était « inefficace », admet son président.

« Ils m'ont dit [à la SAQ] qu'ils avaient trop de stock. Ils me devaient 900 000 $. J'ai presque fait une crise cardiaque », raconte celui qui s'est retrouvé avec des problèmes de liquidités et qui a été forcé d'emprunter à des proches.

ENTENTE VERBALE

Sur les bons de commande, le terme de paiement est « net 30 jours ». Dans les faits, c'est plutôt de 60 à 120 jours. Afin d'être « accommodant », M. Bieler dit avoir accepté verbalement d'être payé au fur et à mesure que les bouteilles seraient vendues plutôt que dans les délais prévus à son contrat. Or, les sommes reçues par la suite n'auraient pas été conformes aux ventes réalisées.

Il y a deux mois, il a donc décidé de réclamer le paiement en entier des produits livrés en avril 2017 et encore impayés (383 000 $). « La réalité, c'est que ces montants-là sont dus depuis un an. » Preuve que la vente a bel et bien été conclue, soutenait l'entrepreneur de 47 ans, il a été forcé de verser aux gouvernements les taxes perçues, soit près de 100 000 $, dès l'été 2017.

PAYÉ APRÈS UNE VIDÉO SUR YOUTUBE

L'histoire de Versay n'est pas sans rappeler celle vécue il y a cinq ans par Julia Wine, dont les vins sont vendus chez Costco et Couche-Tard. Son président Alain Lord Mounir avait alors accusé sur YouTube la société d'État d'agir « dans l'illégalité » en ne réglant pas ses factures dans les délais prévus. Joint cette semaine, il raconte que la SAQ lui a finalement versé « 1,4 million en deux jours » quand des journalistes ont écrit sur la vidéo.

La société d'État avait soutenu à l'époque que le versement de l'importante somme n'avait aucun lien avec la médiatisation de l'affaire. L'entrepreneur est pourtant convaincu que « c'est la vidéo qui a fait [qu'il a] été payé ».

Pour ne pas payer Julia Wine, la SAQ évoquait sensiblement les mêmes arguments que dans le cas de Versay, à savoir qu'il y avait trop de stocks dans l'entrepôt. « Moi, ils me disaient : "T'as du vieux stock, je ne te paierai pas les nouvelles commandes" », se rappelle Alain Lord Mounir.

C'est en se souvenant de ce dénouement que M. Bieler a décidé de nous raconter ses déboires. Craignant de faire faillite dans les prochains jours, son seul espoir, affirmait-il, était d'utiliser la même stratégie que Julia Wine.

L'IMPORTATION EN BREF

Au Québec, 15 entreprises sont titulaires d'un permis pour importer du vin en vrac destiné aux épiceries et aux dépanneurs. Les plus connues sont Arterra (anciennement Constellation, propriété du Régime de retraite des enseignantes et des enseignants de l'Ontario depuis 2016), Maison des Futailles (propriété du Fonds de solidarité FTQ et de Kruger) et Julia Wine (propriété d'Alain Lord Mounir).