Pour montrer les performances de l’appareil aux acheteurs et instruire leurs employés sur les subtilités de son pilotage, Canadair avait réuni une solide équipe de pilotes qui n’avaient pas froid aux yeux devant un incendie.
« C’était la génération des pilotes de brousse ! », lance le technicien d’entretien retraité Michel Blumhart.
Gaston Audy le reconnaît : il était membre de ce club de trompe-la-mort.
« Jusqu’à ce que je pilote un avion à deux moteurs, j’avais toujours été plus rapide en auto », confie le casse-cou de 82 ans.
Le natif de la Mauricie avait suivi des cours de pilotage en 1967 avec l’école Laurentide Aviation, à l’aérodrome de Cartierville, contiguë à l’usine de Canadair. « Je voyais construire les CL-215, en 1967 », se remémore-t-il.
Il confirme l’opinion générale : « Ce n’est pas un bel appareil. Mais quand on aime quelqu’un, il est toujours beau. »
Après avoir piloté toutes sortes d’appareils dans toutes sortes de conditions – y compris un antédiluvien bimoteur DC-3 sur skis –, Gaston Audy est entré au Service aérien gouvernemental en 1974 comme copilote sur hydravion Canso. Quatre ans plus tard, il était capitaine sur le CL-215.
« C’est une machine exceptionnelle pour un pilote qui a volé en brousse », décrète-t-il.
Le seul défaut que je lui trouvais, c’est que c’est très bruyant et qu’ils sont portés un peu à la vibration. Mais à part ça, pour moi, ça n’avait pas de défauts.
Gaston Audy, piote d’avion
Il a réussi 98 largages en une seule journée, avance-t-il comme preuve de l’efficacité de l’appareil.
« Mais le record que j’avais eu, c’est 29 largages en une heure. » Un rythme infernal d’un écopage et un largage toutes les deux minutes. « Il fallait que je m’assure que les portes [de largage] étaient bien fermées avant de reprendre de l’eau sur le lac. » Le plan d’eau se trouvait à proximité de l’incendie et les conditions de vent étaient favorables, tempère-t-il avec modestie.
Intervention spectaculaire
Une de ses interventions les plus étonnantes fut le bombardement de Chicoutimi – sa mission « la plus plaisante », dit-il, pour signifier « satisfaisante », sans doute.
Le 1er juillet 1980, en fin de matinée, la base de Roberval avait reçu les coordonnées d’une intervention. « On regarde la carte : c’est en plein centre de Chicoutimi ! »
Un incendie ravageait le centre commercial Place du Saguenay.
« On est partis avec deux avions, se souvient Audy. J’ai fait 26 largages là-dessus, et mon confrère 25. » Les bombardiers d’eau ont sauvé le magasin Sears.
C’est en accumulant ces délicates interventions que Gaston Audy s’est bâti une solide expérience, mise à profit par Canadair pour entraîner les pilotes des pays acheteurs.
Prêté par le Service aérien gouvernemental du Québec (SAG), il a donné ses classes de maître dans une demi-douzaine de pays, dont la Grèce, la Turquie et la Croatie.
« Quand tu leur montres comment opérer l’avion, tu leur dis : si tu fais ça, tu ne vivras pas longtemps », professe-t-il.
« C’est un avion qui est très instable. Par contre, son instabilité fait son efficacité, pour un pilote qui le manœuvre bien. »
Il avait pris une année sabbatique en 1988 pour entraîner des pilotes italiens. « Il y en a huit dont j’étais certain qu’ils se péteraient la gueule, et ils se sont pété la gueule. C’étaient des pilotes militaires avec beaucoup d’heures de vol, mais avec un gros ego. »
Trop de confiance en leurs capacités, et pas assez de respect pour l’appareil.
Un pilote, habituellement, vole haut et vite. Avec un avion-citerne, tu voles bas et lentement. Tu as tout pour te tuer.
Gaston Audy, piote d’avion
Tout est dans la manière de ralentir, d’écoper, de reprendre de la vitesse et de l’altitude. C’est toutefois le largage qui est la phase la plus dangereuse. « Les accidents mortels sont arrivés la plupart du temps en larguant », constate le pilote retraité.
Lors d’une démonstration à Karachi, au Pakistan, les militaires à bord lui ont fait survoler une étendue d’eau pour repérer des nageurs. Il a appris plus tard qu’ils cherchaient à retrouver les évadés d’une prison voisine.
Mais les ventes étaient sporadiques, sinon rares. L’avion-citerne de Canadair-Bombardier était cher. Malgré les convaincantes démonstrations de Gaston Audy en Algérie et en Libye, aucun contrat n’y a été signé. « Ils étaient bloqués par les Américains, explique-t-il. Ils ne voulaient pas fournir de pièces. »
L’accident
Gaston Audy a longtemps été fier de l’impeccable palmarès des pilotes québécois de CL-215. Jusqu’au 19 juin 1991, une date marquée au fer rouge dans sa mémoire. « C’était à 3 h 05 », prononce-t-il, avec une précision aéronautique.
« On était quatre avions sur un feu. »
Le brasier faisait rage près de Chute-des-Passes, à 200 km au nord du lac Saint-Jean.
« J’ai fait 26 écopages. »
Un des quatre appareils s’est alors écrasé.
« Ils ont crashé sur le dos. »
La page consacrée à l’accident sur le site de la Flight Safety Foundation explique que « le CL-215 a heurté la cime des arbres et a touché le sol avec une forte inclinaison à droite, l’avion presque à l’envers. Les arbres que l’avion a percutés étaient plus hauts que les arbres environnants et se confondaient avec l’arrière-plan ».
Ses deux pilotes sont morts sur le coup.
« J’ai assisté à ce crash-là et c’était quelque chose de très pénible », souffle Gaston Audy, encore secoué, à 30 ans de distance.
Le vilain petit canard pouvait être très vilain, si on ne le respectait pas.