Votre espérance de vie est l’âge que vous avez statistiquement l’espoir d’atteindre. C’est aussi l’âge que vous avez une chance sur deux de dépasser. Un risque mal compris…

C’est un scandale !

Des lecteurs le dénoncent : les planificateurs financiers, notamment quand ils interviennent dans notre rubrique Train de vie, font des projections de retraite avec un horizon de décès à 95 ans, alors que l’espérance de vie au Québec avoisine plutôt 82 ans.

Des réactions comme celle-ci.

« Svp, cessez donc de considérer que l’espérance de vie est de 95 ans ! nous a écrit Alain. Elle est plutôt de 81 ans chez les hommes et 83 ans chez les femmes. C’est en moyenne 26 ans d’épargne en plus (pour un couple). Vous perdez là toute crédibilité (c’est malhonnête et vous gonflez inutilement les choses). C’est sans compter que l’on dépense pas mal moins dans les 10 dernières années de vie. »

Pour notre information, il fait référence au site de l’Institut de la statistique du Québec, où une publication datant de mai 2022 nous apprend que l’espérance de vie au Québec avait retrouvé son niveau prépandémique de 83 ans.

Nous avons demandé des éclaircissements à une planificatrice financière émérite d’abord, et ensuite à un démographe tout aussi émérite de l’Institut de la statistique du Québec.

Malhonnête ?

« Ça me fâche qu’on dise que c’est malhonnête et qu’on gonfle inutilement les choses. Ça m’irrite profondément ! », s’exclame la planificatrice financière indépendante Nathalie Bachand, du cabinet Bachand Lafleur Groupe conseil.

Elle se sent d’autant plus interpellée – pour ne pas dire piquée au vif – qu’elle est présidente du conseil de l’organisme à but non lucratif ÉducÉpargne et membre du comité qui met à jour les Normes d’hypothèses de projection de l’Institut québécois de planification financière et du FP Standards Council.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Nathalie Bachand, planificatrice financière du cabinet Bachand Lafleur Groupe conseil

Comme professionnelle, je dis toujours à mes clients que ma hantise est qu’ils reviennent me voir à 80 ans en marchette pour me dire : “Nathalie, ton plan n’a pas marché, et j’ai encore besoin d’argent.”

Nathalie Bachand, planificatrice financière du cabinet Bachand Lafleur Groupe conseil

La plus récente version des Normes, révisées chaque année, a été publiée le 30 avril 2023.

Première nuance : ces normes, et les planificateurs qui les appliquent, ne s’intéressent qu’indirectement à l’espérance de vie. C’est plutôt la probabilité de survie qui les préoccupe.

Espérance de vie à la naissance en 2022

Hommes : 80,5 ans

Femmes : 84,1 ans

Hommes et femmes confondus : 82,3 ans

Source : Institut de la statistique du Québec, mai 2023

Une chance sur deux

Selon la mise à jour publiée par l’Institut de la statistique du Québec en mai 2023, l’espérance de vie à la naissance en 2022 était de 82,3 ans.

« Tu as une chance sur deux de dépasser ton espérance de vie, 50 % des chances ! », assène Nathalie Bachand.

L’espérance de vie n’est pas une frontière, une échéance ou une garantie. Un malchanceux pourrait la dépasser, peut-être de beaucoup.

« Si tu fais partie de ces gens-là, qu’est-ce que tu fais si tu n’as plus d’argent ? », poursuit la planificatrice. On ne peut pas me demander, comme professionnelle, de prendre ce risque-là pour mes clients. »

L’espérance de vie d’une personne de 65 ans est supérieure à l’espérance de vie à la naissance, parce que cette personne a affronté avec succès les risques de mourir au cours de ses 65 premières années de vie.

Selon les données de l’ISQ, un homme de 65 ans en 2022 a une espérance de vie de 19,4 ans, ce qui le mène à 84,4 ans. Pour une femme de 65 ans, l’espérance de vie de 22 ans la propulse à 87 ans.

La table de probabilité de survie des Normes de l’IQPF indique pour sa part qu’un homme de 65 ans a une probabilité de 50 % d’atteindre 89 ans. Pour les femmes, cette probabilité est d’arriver à 91 ans.

On dépense moins avec l’âge ?

Un autre lecteur, Daniel cette fois, nous a écrit :

« Tous les conseillers financiers font un calcul en croyant que nous allons dépenser la même somme d’argent à 95 ans qu’à 60 ans. C’est comme si une personne de 90 ans va avoir la même énergie et la même capacité de dépenser, par exemple en voyages, que si elle avait 60 ans. De plus, selon certaines études, le nombre d’années en santé est 10 ans de moins que l’espérance de vie. Quelles sont les probabilités qu’une personne vive jusqu’à 95 ans et surtout en santé pour pouvoir faire ses activités normales ? »

Un nonagénaire a moins d’énergie pour ses voyages ?

« Je suis d’accord ! », lance Nathalie Bachand.

Mais peut-être que ses voyages, à 90 ans, vont être remplacés par des soins de santé. Peut-être que cette personne va décider d’aller au privé pour se faire remplacer une hanche parce qu’il y a quatre ans d’attente au public. Ce sera l’équivalent du voyage qu’elle aurait payé à 60 ans.

Nathalie Bachand, planificatrice financière du cabinet Bachand Lafleur Groupe conseil

Bref, les dépenses actives sont peu à peu remplacées par des dépenses passives : soins de santé, hébergement en résidence pour aînés, etc.

La planificatrice convient également que le nombre d’années en bonne santé est inférieur d’une dizaine d’années à l’horizon de vie.

« Mais quand tu es malade, ça ne coûte plus rien ? Tu ne manges plus, tu n’as pas de soins, tu n’as pas de médicaments ? Tu manges mou et tu te berces dans un CHSLD ? », prononce-t-elle avec une ironie fortement teintée de sens commun.

« C’est pour ça qu’on maintient le même niveau de vie. »

L’incertitude de la vraie vie

Dépasserez-vous votre espérance de vie ? C’est l’équivalent d’un pile ou face.

Pour tenir compte de la détestable possibilité de vivre vieux, les Normes de l’IQPF recommandent « d’utiliser une période de projection où la probabilité de survie n’excède pas 25 % ».

Une chance sur quatre plutôt qu’une chance sur deux.

Le calcul s’effectue en fonction de l’âge atteint par le futur retraité.

Un homme de 65 ans a 25 % de probabilité d’atteindre 94 ans. Une femme de 65 ans a une chance sur quatre d’être encore en vie à 96 ans.

Pour simplifier, les planificateurs retiennent généralement l’âge de 95 ans.

« Quand on fait des analyses pour le Train de vie du dimanche, on est limités dans le nombre de mots. Dans la vraie vie, quand tu fais une planification pour un client, tu as des discussions », fait encore valoir la planificatrice.

« Je montre aux gens le moment où il n’y a plus d’argent : “Vous aurez vidé vos actifs à 75 ans, je ne suis pas à l’aise. J’ai donc fait un scénario additionnel où vous travaillez plus longtemps, où vous réduisez vos dépenses, etc.” »

Car la planification de retraite n’est pas une science exacte. Les paramètres changent avec le temps. Et il est vrai que l’échéance de 95 ans n’a rien d’absolu.

Bref, le trajet tend peut-être vers un terminus à 95 ans, mais rien n’empêche de l’adapter en cours de route. L’important est d’avoir un aperçu de l’itinéraire.

Ce qui se cache sous l’espérance de vie

« Si on prend les chiffres de 2022, votre lecteur n’était pas trop loin », affirme Frédéric Fleury-Payeur, démographe expert et coordonnateur du programme des perspectives démographiques et de l’analyse de la mortalité à la Direction des statistiques sociodémographiques de l’Institut de la statistique du Québec (ISQ).

En effet, l’espérance de vie à la naissance, selon les dernières données de l’ISQ publiées en mai dernier, s’établissait en 2022 à 80,5 ans pour les hommes et à 84,1 ans pour les femmes.

Vivre toute sa vie en 2022

Mais comment cette espérance de vie est-elle calculée ? C’est ce que les experts appellent l’espérance de vie du moment.

Elle mesure le nombre moyen d’années que la population pourrait s’attendre à vivre si elle était soumise tout au long de sa vie aux conditions de mortalité d’une année donnée.

Pour l’espérance de vie à la naissance en 2022, les démographes posent l’hypothèse que le bébé né en 2022 vivra chacune de ses années de vie en 2022, avec les risques de décès de 2022.

Prenons l’exemple des Québécois âgés de 20 ans en 2022. Leur taux de mortalité est donné par le nombre d’entre eux qui sont morts en 2022 par rapport à l’ensemble des Québécois de 20 ans.

Ce calcul est répété pour chaque âge, de la naissance à 120 ans. Ces taux de mortalité sont combinés dans une table de mortalité, qui suit le destin d’une population typique de 100 000 personnes.

« On commence par exemple avec 100 000 bébés à la naissance et on leur fait vivre successivement les taux de mortalité à chacun des âges », décrit Frédéric Fleury-Payeur.

Avec un taux de mortalité au moment de la naissance d’environ 5 pour 1000, quelque 99 500 d’entre eux parviennent à l’âge de 1 an. « On leur applique le taux de mortalité à 1 an, et ensuite on passe à 2 ans, et ainsi de suite. »

Selon la table de mortalité de 2022 qui réunit les deux sexes, il y a encore environ 90 000 survivants à 65 ans.

PHOTO PATRICE LAROCHE, ARCHIVES LE SOLEIL

Frédéric Fleury-Payeur, démographe expert et coordonnateur du programme des perspectives démographiques et de l’analyse de la mortalité à la Direction des statistiques sociodémographiques de l’Institut de la statistique du Québec (ISQ)

Ça veut dire qu’il y a 90 % des Québécois dont on peut s’attendre à ce qu’ils soient encore en vie à 65 ans, selon les conditions de 2022.

Frédéric Fleury-Payeur, démographe expert et coordonnateur du programme des perspectives démographiques et de l’analyse de la mortalité à la Direction des statistiques sociodémographiques de l’Institut de la statistique du Québec (ISQ)

Pour établir la probabilité qu’une personne de 65 ans puisse atteindre 95 ans, il suffit de comparer le nombre de survivants à 95 ans à ceux qui l’étaient à 65 ans et de faire une simple règle de trois.

« S’il en reste 13 000 sur 90 000, on obtient notre probabilité de survie entre 65 et 95 ans, ce qui donne 14 % », dit-il.

Le moment auquel la probabilité de survie est de 50 % nous donne l’espérance de vie à un âge donné.

Une espérance de vie étirée

Ces magnifiques calculs ont donc permis aux démographes d’établir que l’espérance de vie à la naissance des Québécois en 2022 s’établissait à 82,3 ans. « Est-ce que c’est vraiment une prévision pour la durée de vie qu’auront réellement les bébés nés en 2022 ? Non, pas nécessairement », pose Frédéric Fleury-Payeur, pour nous compliquer ladite vie. « Parce qu’on s’attend à ce qu’il y ait encore quelques gains d’espérance de vie au cours des prochaines décennies. Ces bébés-là vont en bénéficier. »

Parvenus à l’âge de 20 ans, en 2042, ils vivront selon les risques de mortalité à 20 ans qui prévaudront en 2042. Et ainsi de suite.

Pour tenir compte de cet effet d’amélioration avec le temps, l’ISQ publie des analyses sur l’espérance de vie des générations. « On compile nos hypothèses d’évolution de l’espérance de vie et on les met bout à bout pour une même génération », explique le démographe.

Pour la génération de 2022, par exemple, la courbe tiendra compte du risque de mortalité à la naissance en 2022, suivi du risque de décès auxquels les membres de cette génération seront exposés à 1 an en 2023, puis du risque de décès à 3 ans en 2024, etc.

La plus récente analyse de l’espérance de vie des générations au Québec a été publiée en 2016, donc avant que la pandémie vienne faire zigzaguer les courbes qui montraient jusqu’alors une belle régularité.

« Mais ça donne quand même une idée, indique le démographe, et ça démontre que lorsqu’on aborde la question d’une manière longitudinale, l’espérance de vie des générations est supérieure à l’espérance de vie du moment. »

Par exemple, l’espérance de vie du moment en 2015 pour un homme de 65 ans, donc né en 1950, était de 19,2 ans, ce qui le menait à 84,2 ans. Mais selon la projection de la génération 1950, son espérance de vie s’établissait plutôt à 21,4 ans, donc un décès à 86,4 ans, soit 2,2 ans de plus.

« Par curiosité, j’ai calculé les probabilités de survie jusqu’à 95 ans que nous obtenons avec le scénario de référence pour une personne de 65 ans en 2022 (génération 1957) », a-t-il indiqué dans un courriel qui a suivi l’entretien. « Ça nous donne 22 % pour les hommes et 33 % chez les femmes. Sexes réunis, on est à 28 %, ce qui est donc très près du 25 %. »

Donc très près du calcul des tables de l’IQPF.