La synergologie prétend pouvoir décrypter les pensées et les émotions cachées d'une personne en scrutant son langage corporel. Hyper populaire parmi le public, la synergologie forme de plus en plus de professionnels. Le seul problème, a constaté notre chroniqueur Patrick Lagacé, c'est que la base scientifique de la synergologie est à peu près inexistante. Portrait d'une pseudoscience qui « pogne ».

L'HOMME QUI VOULAIT ÊTRE DANS LES DICTIONNAIRES

Philippe Turchet m'accueille en milieu de matinée dans son bureau de Turchet et Associés, boulevard Saint-Laurent. Le fondateur de la synergologie, cette discipline qui promet de décrypter le langage corporel pour comprendre ce qu'une personne pense, cache ou ressent, c'est lui.

Philippe Turchet, né en France il y a 55 ans, a créé la discipline après avoir découvert, selon ses dires, que le travail scientifique relié au non-verbal était à la fois limité et peu applicable dans le quotidien. Imaginez, dit-il, il n'y avait même pas de lexique cartographiant les différents gestes de l'être humain.

Il a donc entrepris, en scrutant des centaines de vidéos d'êtres humains plongés dans toutes sortes de situations, de créer ce lexique, notant les similitudes entre les différents gestes. En parallèle, il a formé des synergologues ici et en Europe.

Ce lexique a été créé en marge de la science. La science étudie le non-verbal humain depuis des décennies, mais elle n'a jamais accouché d'une telle grille de lecture du langage corporel.

« C'est un lexique qui va permettre de questionner. En synergologie, on a un lexique qui va nous permettre de répertorier tout le langage corporel humain. Et ça, c'est une première : il n'en existe pas d'autres. »

En entrevue, le premier des synergologues parle de « questionner », mais sa prose donne dans les réponses plus définitives.

« Le synergologue redevient, le temps de la lecture de la gestuelle de l'autre, le devin dont parlaient les légendes. Son discours a l'air si magique qu'il semble incroyable », peut-on lire dans le livre de Philippe Turchet, La synergologie.

Parlant des livres de Philippe Turchet - La synergologie, Pourquoi les hommes marchent-ils à la gauche des femmes, Le langage universel du corps, entre autres -, ce sont des best-sellers au Québec. Les synergologues formés par M. Turchet écrivent aussi des livres, comme Voir, Mentir (Christine Gagnon, Christian Martineau) et Je lis en vous, savez-vous lire en moi ? (Annabelle Boyer).

Les synergologues sont incontournables dans le domaine de la formation continue, des séminaires, des colloques. Parmi la soixantaine de synergologues québécois, les plus actifs sont ceux énumérés ci-dessus. Ils offrent des formations d'une demi-journée, d'une journée. Ils peuvent faire une courte présentation après le dîner de votre congrès professionnel.

Ils forment des vendeurs de voitures, des éducatrices en garderie, des dentistes, des étudiants au MBA de l'Université de Sherbrooke.

Ils forment des policiers, ceux de Québec et de Montréal.

Ils forment des fonctionnaires investis de pouvoirs d'enquête, notamment par l'entremise d'une formation offerte par l'Université Laval pour le compte du gouvernement du Québec.

Les commentaires que j'ai pu glaner de gens ayant suivi des formations en synergologie, le plus souvent par l'entremise de leur employeur, sont quasi unanimes : utile, convivial, passionnant.

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« Attendez», fais-je en montrant M. Turchet du doigt, les yeux dans mon calepin, occupé à noter ce qu'il me dit.

- Voyez, dit-il doctement. Votre doigt, là. Vous avancez votre doigt comme ça... Pour moi, c'est une GMC N4 HF2. Il est à M4. En M2, y aura du lien, et pas en M4. En M2, on est dans le Oui, je comprends ce que tu veux dire, viens, il faut qu'on en parle. »

Si vous n'avez rien compris, c'est normal : le lexique synergologique comprend 1700 gestes, microgestes et autres microdémangeaisons à mémoriser et à attribuer à des émotions. Un travail énorme, 200 heures de formation, sans compter les heures à étudier.

Le lexique élaboré par M. Turchet, qui se raffine constamment, est complexe. Chacun des 1700 gestes - par exemple, mon index tendu - est cartographié, codé, de la direction de l'index en passant par la main utilisée, jusqu'à l'angle du poignet.

Prenant l'angle de rotation des poignets, Philippe Turchet se lance : « M1, M2, M3, M4, M5... Ce type de rotation du poignet, expliqué comme ça, personne ne le dit encore. Quand je dis "personne ne le dit", ce n'est pas pour être arrogant. Mais c'est simplement pour faire passer le message que ce qu'on dit en synergologie, c'est pas le non-verbal de manière générale. Notre clé d'entrée, c'est le corps, pour comprendre l'esprit. »

Philippe Turchet manie ce jargon, ces HF2 et ces M4 avec aisance. L'entendre parler avec autorité du lien entre ces gestes et les pensées qui selon lui s'y rattachent est, je le jure, impressionnant.

Sauf que ces concepts n'ont jamais été testés en science.

Les scientifiques qui écrivent dans les journaux savants qui font évoluer la connaissance du non-verbal ne citent jamais M. Turchet ou ce lexique qu'il peaufine depuis plus de 20 ans.

Tous les scientifiques interviewés pour cette enquête parlent de pseudoscience.

Réponse de Philippe Turchet : « Mais j'ai jamais dit, moi, que la synergologie était une science ! »

Je n'ai pas besoin de décoder le langage corporel de M. Turchet pour piger que la question de la scientificité de la synergologie l'irrite. Il revient souvent sur ce doctorat qu'il prépare en cotutelle UQAM et Paris Ouest Nanterre La Défense (titre : Étude multimodale sur l'identification de l'attention), qui se basera sur des éléments de synergologie. « Je fais ce doctorat pour montrer que le langage du corps, c'est quelque chose de sérieux. »

M. Turchet évoque le non-verbal, mais affirme que la synergologie, c'est « le langage du corps ». La science étudie le non-verbal. La synergologie, le langage du corps. Pas la même chose, pour lui.

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Ça s'appelle Langage corporel I et c'est une formation de deux heures donnée sur le site du Barreau du Québec. Jeux-questionnaires, mises en situation avec des comédiens : la synergologue Christine Gagnon, associée de M. Turchet, enseigne les secrets du non-verbal aux avocats.

Vrai ou faux : la synergologie s'appuie sur une démarche scientifique rigoureuse ? (La bonne réponse, dans le test : « vrai » - même si M. Turchet dit que ce n'est pas une science.)

Votre interlocuteur rentre une main dans la manche du bras opposé ? Il cache quelque chose.

Votre interlocutrice se frotte sous le nez ? Elle tient des propos inexacts. Elle met sa main devant sa bouche ? Elle retient de l'information.

Langage corporel I et II ont été visionnés 3000 fois sur le site du Barreau par des avocats qui accumulent des crédits en vue de leurs obligations de formation professionnelle continue.

L'an dernier, les juges de la Cour supérieure, section région de Québec et d'Abitibi, ont été formés en synergologie. « Génial de voir qu'une tranche de la société qui prend de grosses décisions s'intéresse et s'éduque à comprendre la communication non verbale », a commenté le synergologue Christian Martineau au sujet de son passage à Val-d'Or.

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M. Turchet a conquis ce qu'il appelle « le grand public ». Maintenant, il veut conquérir les tours académiques. D'où ce doctorat qu'il prépare. Études qui permettent déjà à Philippe Turchet de se présenter comme chercheur indépendant en synergologie, en citant les deux universités qui supervisent son doctorat.

La science le boude. Il le sait. Le méprise, même. Le seul moment où il s'empourpre dans cette entrevue, c'est pour fustiger Pascal Lardellier, prof de communications français, auteur d'un article très cité qui dénonce la synergologie comme une pseudoscience.

« Une fois que vous avez votre doctorat, c'est un pied de nez à tous ces scientifiques qui vous auront méprisé ?

- Oui. D'une certaine manière.

- Ça vous donne une sorte d'imprimatur...

- C'est ça. Et puis moi, j'aimerais être dans les dictionnaires un jour. Moi, je n'ai pas d'enfants. Je ne me reproduirai pas par mes enfants. Mais ce que je crois, c'est que ces idées-là, dans 20 ans, dans 30 ans, dans 50 ans, elles seront dans le champ de la science. Et puis on dira, y a un type qui était... Avec d'autres ! Pas tout seul, avec d'autres, y a un type qui croyait à ça et qui pensait qu'il fallait partir du langage du corps. Et je pense que j'ai raison... »

DES ACCUSATIONS D'IMPOSTURE

Dans cette enquête sur la synergologie, j'ai parlé à des scientifiques qui pratiquent au Québec, en France et aux États-Unis. Des gens qui ont publié sur le non-verbal chez l'humain ou qui travaillent avec des publications scientifiques touchant le sujet. J'ai appris deux choses, en gros.

Un, il existe une telle chose que les « sciences du non-verbal » : des chercheurs de plusieurs disciplines publient leurs études sur le non-verbal humain dans des dizaines de revues savantes, depuis des décennies.

Deux, les chercheurs que j'ai interviewés considèrent tous que la synergologie est une imposture qui singe le langage de la science, la démarche de la science, mais qui colporte des choses qui sont loin d'être vraies et vérifiées en sciences du non-verbal.

Maria Hartwig (chercheuse américaine et coauteure de dizaines d'articles scientifiques sur le non-verbal), Michel Saint-Yves (psychologue judiciaire, auteur d'ouvrages sur l'interrogatoire policier, prof à l'École nationale de police), Pascal Lardellier (chercheur en communication à l'Université de Bourgogne), Nicolas Rochat (doctorant en psycho à Paris 8, qui a fait des recherches sur le mensonge et sur l'imposture scientifique), Serge Larivée (prof à l'Université de Montréal, spécialiste des impostures scientifiques), Pierrich Plusquellec (éthologue, prof à l'UdeM, chercheur au Centre d'études sur le stress humain) et Vincent Denault (ex-synergologue qui prépare un mémoire de maîtrise pour débusquer les mythes de la synergologie) ont tous utilisé le même mot en parlant de cet « outil » créé par le Français Philippe Turchet, lors d'entrevues séparées : pseudoscience.

« C'est une pseudoscience, je ne suis pas le seul à le dire », lance Michel Saint-Yves.

Le principe de « ces approches », dit M. Saint-Yves, est toujours le même : on cite de vraies recherches, des chercheurs véritables. « Et de là, on étire la sauce. »

La science étudie pourtant le non-verbal. Des études menées avec une méthodologie reconnue existent, soumises à des journaux savants qui en évaluent la rigueur comme le veut la coutume : par le filtre de comités de lecture anonymes qui ne connaissent pas les auteurs de l'article soumis. Et qui décident, ou pas, de publier. Ces revues sont citées, ou pas, par d'autres scientifiques qui font des recherches et qui publient. Ainsi avance la science, lentement.

Philippe Turchet, créateur de la synergologie, a conçu un « lexique » des gestes humains. Plus de 1700 gestes répertoriés et décryptés en vase clos, selon des standards non scientifiques, qui permettent de traduire ces gestes en pensées secrètes, en mensonges refoulés, en émotions inavouables. 

Et même si, de 1982 à 2005, quelque 3000 publi-cations scientifiques ont scruté le non-verbal, M. Turchet m'a dit cette chose énorme, l'équivalent scientifique de dire que le Canadien de Montréal est une équipe de boulingrin : « Généralement, dans les sciences humaines, on peut difficilement faire des expériences. »

La bible de la méthodologie et des pratiques établies en sciences du non-verbal s'appelle The New Handbook of Methods in Non Verbal Research. Brique de 500 pages, elle notait dans sa seconde édition (2005) que ces 3000 articles et livres scientifiques portaient notamment sur les expressions faciales, le regard, la posture, les gestes des mains, les mouvements de tête... Ce qui tombe en plein dans les certitudes de la synergologie, qu'elle jure négligées par la science !

Si les synergologues et leurs adeptes lisaient le New Handbook of Methods in Non Verbal Research, ils seraient déçus : la science réfute leurs certitudes. Page 139 : « Les mouvements du corps ne peuvent pas être traduits aussi directement que le langage verbal. » Et : « Plusieurs des gestes de main et du corps sont si singuliers qu'ils ne veulent rien dire », une affirmation qui contredit tout ce que j'ai lu et entendu des synergologues, depuis des semaines.

Dans ce livre, on souligne l'existence d'une industrie de la pseudoscience du langage corporel - « qui dessert le champ de la recherche en non-verbal » - aux États-Unis, depuis des décennies. En cela, la synergologie n'a rien inventé : le classique Lisez dans vos adversaires à livre ouvert (How to Read a Person like a Book) a été publié en 1971, 42 ans avant le Je lis en vous, savez-vous lire en moi ? de la synergologue Annabelle Boyer.

Là où la science offre mille nuances, la synergologie utilise des formules-chocs pleines de conviction.

Michel Saint-Yves n'est pas surpris de la popularité de la synergolgie : « Lire des livres sérieux [sur le non-verbal], c'est moins distrayant que de lire des livres du type La vérité sur le mensonge. »

Maria Hartwig : « Si vous n'avez pas de formation scientifique, la synergologie peut facilement vous berner. »

OÙ EST LA SYNERGOLOGIE ?

DANS LA POLICE

À l'image de certains corps de police américains qui utilisent des certitudes (le plus souvent erronées) en non-verbal pour guider le travail policier, notamment pour la détection du mensonge, la police de Montréal et la police de Québec ont fait appel à des synergologues. La Sûreté du Québec refuse de le faire, l'École nationale de police aussi. Motif de l'ENP : la synergologie n'a pas d'échos dans la littérature scientifique. En Grande-Bretagne, une réforme imposée à la police dans les années 90 a changé les pratiques d'interrogatoires pour en évacuer l'attention portée au non-verbal, après une série de fausses confessions qui ont fait scandale.

EN FORMATION CONTINUE

Dans le cadre de cette enquête, La Presse a pu constater que des éducatrices en CPE, des enquêteurs du fisc, des vendeurs de voitures, des ingénieurs, des participants à des événements célébrant la science dans deux cégeps, la CSST, la Commission des normes du travail, le Club Rendez-vous des femmes d'affaires de L'Île-des-Soeurs, le Salon du livre de Sept-Îles, l'Association des pharmaciens propriétaires, l'Ordre des infirmières ont - entre autres - reçu des formations ou des séminaires de synergologues. La liste est loin d'être exhaustive.

À LA JUSTICE

Le Barreau offre deux formations synergologiques en ligne, par Christine Gagnon, qui ont été visionnées 3000 fois par des avocats pour l'obtention de crédits de formation continue. Les synergologues sont aussi invités à donner des formations lors de congrès du Barreau et à des juges, notamment de la Cour supérieure, selon ce que La Presse a appris. Les procureurs de la cour municipale de Montréal ont aussi eu des formations.

DANS LES MÉDIAS

Au Québec et en France, voici quelques médias qui ont ouvert leurs pages ou leurs ondes à des synergologues invités à « décrypter » divers acteurs et événements de l'actualité, au cours des dernières années : La Presse, Radio-Canada,Télé-Québec, TVA, L'ÉquipeLe Figaro, l'Agence France-Presse. La firme Influence communications a recensé 140 interventions ou mentions de la synergologie dans les médias québécois depuis deux ans. « Il n'y a presque jamais de mise en garde de la part des médias qui font appel à de telles analyses, dit le président de la firme, Jean-François Dumas. Donc, ce qui étonne n'est pas l'omniprésence de la synergologie [dans les médias], mais bien son utilisation. »

DISTINGUER LE VRAI DU FAUX

La Presse a demandé à des scientifiques de mettre certaines affirmations à l'épreuve des faits. Voici leur verdict.

SE TOUCHER LE NEZ

L'AFFIRMATION

Se toucher le nez est le signe d'une contradiction, de quelque chose qu'on veut retenir, qui nous déplaît, même d'un mensonge, affirme Philippe Turchet dans son livre La Synergologie.

POSITION ET ÉMOTION

L'AFFIRMATION

Changer de position, c'est changer d'émotion, sans le savoir, affirme la synergologue Christine Gagnon dans sa formation aux avocats. « À une position correspond donc une émotion. Et à un changement de position correspond un changement d'émotion. »

DEUX SECONDES ADDITIONNELLES

L'AFFIRMATION

Dans sa formation au Barreau, la synergologue Christine Gagnon affirme qu'une personne qui a commis un crime et qui doit répondre à une question à ce sujet prend deux secondes de plus pour répondre.

NEUF POSITIONS ASSISES

L'AFFIRMATION

Dans sa formation au Barreau, la synergologue Christine Gagnon affirme qu'on peut être assis dans neuf positions différentes sur une chaise : de la « position de fuite » (penchée vers l'arrière, épaule gauche en retrait) à la « position d'attaque » penchée vers l'avant, épaule droite avancée.

DISTINGUER LE VRAI DU FAUX

Pierreich Plusquellec :  « Se gratter le nez serait plutôt un comportement manifesté lorsque l'émetteur est très confortable, mais ça peut provenir d'une envie de se gratter aussi ! », affirme le chercheur, citant une étude publiée dans le Journal of Applied Social Psychology (1991).

DISTINGUER LE VRAI DU FAUX

Pierrich Plusquellec, éthologue : « Je n'ai jamais rencontré ces dénominations dans la littérature scientifique. » Albert Mehrabian, auteur souvent cité de façon floue par les synergologues, a assimilé en 1968 la position du tronc vers l'avant comme un « signe d'engagement dans une interaction sociale ».

DISTINGUER LE VRAI DU FAUX

Pierrich Plusquellec, docteur en éthologie et chercheur au Centre d'études sur le stress humain de l'Institut universitaire en santé mentale de Montréal : « Il y a un consensus quant au fait que les mouvements du corps ne traduisent pas en eux-mêmes d'émotions. Seules les expressions faciales du visage et l'expression vocale sont porteurs d'émotions. Par contre, les informations du corps peuvent fournir une indication quant à l'intensité de l'émotion ressentie. »

DISTINGUER LE VRAI DU FAUX

Michel Saint-Yves, psychologue judiciaire, auteur d'ouvrages sur les interrogatoires de police : « Ça repose sur un principe : construire un mensonge, ça prend du temps. Le délai est relatif, ce n'est pas forcément un indice de mensonge. Ça peut être une surcharge cognitive liée à autre chose. L'histoire des deux secondes est la simplification d'une chose qui peut être vraie. »