La crise

Un hurlement de rage retentit dans le couloir, suivi du bruit sourd d'objets que l'on lance contre des murs.

Celui qui crie, c'est Kullulak, un écorché de 17 ans qui a passé les quatre dernières années à se faire trimballer de famille d'accueil en foyer de groupe.

Le lundi de mon arrivée au centre Sapummivik devait marquer un grand moment dans la vie de Kullulak. Il devait retourner vivre avec sa grand-mère à Puvirnituk, le grand village de la côte de la baie d'Hudson.

Au lieu du grand jour, c'est la grosse crise. La veille de son départ, Kullulak est sorti sans donner de nouvelles. Le centre a alerté la police, qui a fini par ramener cet adolescent maigrichon en plein milieu de la nuit.

L'équipe d'éducateurs a réagi en retardant de quelques jours le départ du garçon. Et Kullulak, tel un volcan, est entré en éruption.

Toute la journée, son éducateur, Pascal Brûlotte, l'a approché à petits pas. Pour l'empêcher de retourner sa colère contre lui-même. Et pour tenter de saisir ce qui s'était passé.

Il finit par comprendre. Deux fois par mois, la grand-mère de Kullulak encaisse son chèque de paie et fait la fête avec son compagnon. Ce dernier a le coude léger et la main lourde. À la dernière paie, la soirée a dérapé. Et quand Kullulak a rendu visite à sa grand-mère, il l'a trouvée couverte de bleus.

S'il a lancé des chaises contre les murs du centre Sapummivik, c'est pour protester contre ce qui lui apparaissait comme un traitement injuste. Mais aussi parce qu'il voulait à tout prix arriver chez lui avant le prochain jour de paie. Pour protéger sa grand-mère.

La chasse au phoque

Nous filons depuis une vingtaine de minutes, deux motoneiges et deux VTT, sur la baie glacée de Salluit, quand Pierre Lebreux, responsable des activités culturelles de Sapummivik, freine brusquement. «Regardez», dit-il en montrant un minuscule point noir au milieu de la glace.

Le temps que je l'aperçoive, Noah a déjà fini d'enfiler sa combinaison et sa cagoule blanches. Pierre, un Blanc qui vit depuis 20 ans au Nunavik, lui passe sa carabine surmontée d'une puissante lunette.

Le phoque se trouve à 300 m de nous. Noah avance lentement, en silence. «Mets ton fusil dans ton dos», lui dicte Pierre. Les trois autres jeunes qui nous suivent dans cette partie de chasse sont immobiles. Ça semble durer une éternité.

Soudain, Noah s'arrête et appuie la crosse de sa carabine contre son épaule. «Trop tôt», chuchote Pierre. Dès que le coup de feu éclate, il lance sa motoneige vers l'endroit où était apparu le phoque. Mais l'animal a filé dans son trou. Nous le verrons resurgir ici et là, pendant quelques heures, sans jamais lui mettre le grappin dessus.

Cette partie de chasse exige de la concentration, de la patience. Scrutant la baie glacée, les jeunes restent impassibles. Ils sont parfaitement concentrés.

Tout le contraire de leur attitude au centre Sapummivik, où ils bougonnent ou bougent sans arrêt. Dans la nature, leurs yeux pétillent. Ils sont complètement LÀ.

Je suis assise derrière Kullulak qui, la veille encore, était prêt à tout casser. Mais là, sur le land, comme on dit ici, ses traits sont apaisés. Il conduit la motoneige d'une main sûre. Et je lui fais confiance, les yeux fermés.

Ces sorties, c'est le coeur de la philosophie du centre Sapum-mivik. Toutes les semaines, Pierre Lebreux organise une partie de chasse ou de pêche. Parfois, il amène les jeunes chez lui, dans son garage, pour leur montrer comment réparer un moteur en panne.

Dans la toundra, «les jeunes se sentent compétents, ils retrouvent un sentiment d'appartenance», constate Lynn Hanley, qui dirigeait les services de réadaptation dans le Grand Nord au moment de mon passage.

Il faut savoir que, dans cet univers rude, l'habileté et la débrouillardise sont des qualités de survie.

«Ici, ce n'est pas honteux de ne pas savoir lire ou écrire. Mais ne pas savoir chasser, ça, c'est honteux», dit la conseillère clinique Gentiane Perrault.

On va donc dans le land pour renouer avec le mode de vie que les gens de plus de 50 ans ont connu dans leur enfance. Mais aussi pour fuir ces maisons où l'on s'entasse à 15 dans trois ou quatre pièces exiguës. «Le land, c'est aussi une échappatoire», dit Gentiane Perrault. Une manière de préserver un minimum d'équilibre mental.

«Quand je suis dans le land, ma tête se vide», résume un des gardes de sécurité de Sapummivik. Pour Pierre Lebreux, «le land, c'est magique, les jeunes y sont heureux».

La musique en cadeau

Tous les jeudis, David Veillette donne des leçons de guitare, avec quelques instruments ramassés ici et là. La plupart des jeunes se contentent de taper le plus fort possible sur les cordes.

Avec Tomassie, c'est différent. On le voit souvent se promener avec une guitare acoustique un peu défoncée dans les mains. En quelques semaines, il a saisi la logique de l'instrument. Et il s'amuse à reproduire des morceaux que David fait jouer en classe. Comme cette chanson de Johnny Cash qui a une résonance toute particulière, ici:

I hurt myself today, to see if I still feel, I focus on the pain, the only thing that's real... (Je me suis blessé moi-même aujourd'hui/Pour voir si je sens encore quelque chose/Je me concentre sur la douleur/La seule chose qui soit réelle).

Tomassie a la musique dans le sang, croit David. Et il le dit souvent à l'adolescent, qui hausse les épaules et disparaît sous son capuchon.

Un jour, Tomassie a confié à David que son grand frère jouait de la guitare. Et aussi qu'il s'était suicidé.

«Tu vois, avant de mourir, ton frère t'a laissé un cadeau, a dit David après avoir reçu cette rare confidence

- Quoi, sa carabine?

- Mais non, la musique.»

Leçon de sexualité

Deux étudiantes d'une université ontarienne viennent donner un cours d'éducation sexuelle aux garçons de Sapummivik.

Deux belles filles blondes qui viennent de passer un mois à l'école de Salluit: j'imaginais comment Tomassie, Willie ou Lucassie allaient leur en faire voir de toutes les couleurs, avec leur habitude de gigoter ou de s'affaler de tout leur long sur leur pupitre.

Erreur: pendant la présentation, on aurait entendu voler le plus petit des moustiques. Et c'est consciencieusement, sans ricaner, que les garçons se sont appliqués à enfiler un condom sur un pénis en bois.

«Avez-vous des questions? ont demandé les étudiantes après leur présentation.

- J'en ai une, a lancé Lucassie, le petit malin du groupe. Ça se fabrique comment, des condoms?

- Euh... à vrai dire, nous ne le savons pas.»

Un à zéro pour les jeunes...

Le défi du Nord

Jeudi matin, c'est le branle-bas de combat à Sapummivik. Une éducatrice inuite qui avait quitté précipitamment le centre hier ne s'est pas présentée au travail. Sans l'ombre d'un avertissement.

Jimmy Atagotaaluk et Gentiane Perrault s'arrachent les cheveux pour trouver un remplaçant.

Gérer les absences, c'est ce qui est le plus difficile dans le Nord, confie Gentiane.

«Il nous est arrivé d'avoir jusqu'à huit employés qui n'entrent pas au travail durant un seul week-end», renchérit Benoît Asselin, conseiller au programme.

Tous reconnaissent que le problème est chronique. Et qu'il est en partie culturel. Entraînés à survivre dans des conditions extrêmes, les Inuits ne sont pas des as de la planification. Ils s'adaptent aux circonstances. Si la journée est bonne pour chasser, on prend la motoneige et on file.

Mais d'autres raisons expliquent aussi les absences de dernière minute. Avec leurs maisons surpeuplées, des employés sont souvent témoins de crises familiales éprouvantes qui leur font passer des nuits blanches.

Ces crises peuvent provoquer une réaction en chaîne dans toute la communauté. Si une monitrice de garderie ne se présente pas au travail après une nuit difficile, l'éducatrice de Sapummivik n'a plus d'endroit où laisser son enfant. Pas évident d'aller travailler...

En été, quand tout le monde va dans le land, la gestion desressources humaines peut donner de méchants maux de tête. Au lieu de se battre contre ce phénomène, le centre Sapummivik a décidé d'en tirer parti. Pendant l'été, un éducateur qui va dans la toundra avec un jeune du centre est considéré comme présent au travail. Et rémunéré comme tel.

Comme ça, on évite les conflits avec les employés. Les jeunes vont dans la nature. Et le centre fait l'économie de quelques remplacements de personnel. Tout le monde y gagne.

De tels «accommodements culturels» sont la clé des services sociaux du Grand Nord, selon les dirigeants du centre. Pour répondre aux besoins des jeunes, il faut puiser dans les forces de chacune des deux cultures, croient-ils. Et aider les jeunes, mais aussi leurs éducateurs, à renouer avec leurs racines, à retrouver un sentiment de fierté et d'appartenance.

Mais brancher les Inuits sur leurs racines, cela exige aussi de laisser ses préjugés au vestiaire, avec les gros manteaux et les chaussures que l'on retire, ici, avant d'entrer dans une maison.

Les Inuits laissent les enfants jouer dehors tard dans la nuit, sans supervision? Ils ont de la difficulté à leur imposer des limites? Vrai. Mais c'est beaucoup demander à une société où, il y a deux générations à peine, la vie arctique imposait ses propres limites. Et où la première qualité à inculquer à un enfant était sa capacité de survie dans des conditions extrêmement rudes.

La vie d'expat

Qu'est-ce qui peut pousser des gens du Sud à passer deux ou trois ans dans un village où la tuque et les mitaines se portent jusqu'à la mi-juin, où il n'y a que deux magasins et pas même l'ombre d'un boui-boui?

L'aventure, la beauté des paysages et le sentiment de «faire la différence», aussi modeste soit-elle, m'ont répondu les quelques «Qalounaks» qui travaillent à Sapummivik.

«Nous voulions travailler en coopération internationale, puis nous nous sommes rendu compte qu'on n'avait pas besoin d'aller en Afrique, qu'il y avait d'importants besoins au Québec», dit Mireille Lachance, éducatrice.

Avec son conjoint, Pascal Brûlotte, et leurs trois enfants, la famille aura passé un peu plus d'un an à Salluit. Ce qu'ils ont tiré de cette expérience? La découverte d'un univers dont ils ne soupçonnaient pas l'existence. Et cette conviction qu'il y a une vie au-delà de la course effrénée à la consommation.

Car le vendredi soir, à Salluit, il n'y a carrément nulle part où aller. Pour se rapprocher de la population locale, il n'y a pas 36 manières. Pour Pascal, ça a été la chasse et la pêche. Mireille, elle, a réussi à impressionner les femmes du village en cousant des mitaines.

Mais la vie dans le Nord comporte aussi son lot de frustrations. La meilleure des volontés se heurte à la distance, aux délais de livraison interminables et aux prix astronomiques.

Prenez l'atelier de mécanique que le centre Sapummivik veut mettre sur pied pour ses pensionnaires. Les outils ont été livrés après des mois d'attente. Mais il faut maintenant un endroit où les entreposer. Avec un peu de chance, le bois pour agrandir l'entrepôt sera livré par le dernier bateau, en octobre. Sinon, ce sera l'année prochaine...

Mais il y a aussi les moments de grâce, ceux où le découragement cède la place à la conviction d'être au bon endroit au bon moment.

Un jour qu'il donnait une leçon de guitare à Willie, le jeune fugueur, David Veillette a remarqué que le garçon se débrouillait bien avec l'instrument. Il l'a félicité et a reçu en retour un rare et grand sourire. «C'est pour des moments comme ça qu'on vient ici.»

Et puis il y a ces petites victoires qui font oublier tout le reste. Gentiane Perrault se souvient d'un ancien pensionnaire, Jaaka, un gars qui cassait tout à la moindre contrariété. Un jour, dans un état second, il s'était mis à tirer autour de lui avec un fusil. Il a atterri à Sapummivik, avec une peine de travaux communautaires.

«Nous cherchions un endroit où il pourrait servir de modèle à d'autres enfants», dit Gentiane. Il a donc commencé à aider le prof d'éducation physique à l'école du village.

Quelques semaines avant la fin de sa peine, un élève lui a donné un coup de bâton de hockey sur le mollet. Le genre de coup à vous faire hurler de douleur. Jaaka s'est isolé dans une pièce, puis il est allé fumer une cigarette dehors. Et la rage est retombée.

Ce jour-là, le prof de gymnastique a appelé Gentiane Perrault pour lui dire: «Aujourd'hui, il s'est passé une chose extraordinaire.» Une toute petite chose. Mais extraordinaire quand même.

Quelques mois plus tard, la colère de Jaaka a repris le dessus. Il est retombé dans ses travers: alcool et tout ce qui s'ensuit. La victoire a été brève. Mais elle a été...

Et les autres jeunes? Que leur est-il arrivé depuis l'été? Tomassie devait retourner vivre avec sa mère, à Inukjuaq. Mais il y a eu un autre suicide dans la famille. Elle n'a pas été capable de reprendre son fils.

Yossipi, celui qui avait dénoncé sa situation à un enseignant, a suffisamment progressé pour pouvoir s'intégrer dans un foyer de groupe. Et Noah, celui qui extorquait de l'argent à ses parents, est rentré chez lui. Aux dernières nouvelles, il va bien.