Il faut «repenser le syndicalisme», «mis à mal» au cours des dernières années, soutient le président de la CSN, Jacques Létourneau. La solution passe, entre autres, par une alliance entre syndicats jusque-là rivaux et de nouvelles stratégies de syndicalisation. Le chef syndical demande au gouvernement de reporter l'atteinte de l'équilibre budgétaire et d'augmenter les impôts des plus riches. Entrevue avec M. Létourneau au terme du congrès de la CSN.

Q/R



L'image des syndicats a été passablement ternie avec la commission Charbonneau, même si la CSN n'était pas visée. Est-ce que la Commission a entraîné une perte de confiance envers les syndicats?



C'est une crise des institutions, la commission Charbonneau. Ce n'est pas juste le mouvement syndical. Les gens entretiennent un doute et une méfiance envers les institutions. Ça nous oblige à expliquer que ce qui est dit à la commission Charbonneau, ce n'est pas le syndicalisme au Québec, mais il faut aller plus loin. Quand on pose à notre congrès la question du renouveau syndical, ça vise justement à redonner au syndicalisme ses lettres de noblesse.

À votre congrès, on parle de mener une campagne de valorisation du syndicalisme, de tenir des états généraux sur le syndicalisme avec d'autres organisations syndicales. Une remise en question est-elle en cours?

Peut-être une remise en question, mais c'est surtout comprendre les limites de notre action syndicale aujourd'hui et de repenser peut-être des façons de faire. Par exemple, dans le secteur privé, on n'a pas nécessairement une pratique de travail en intersyndical au niveau des conventions collectives. On est très porté sur la négociation dans l'entreprise. Mais il y a des phénomènes aujourd'hui qui font en sorte que tu es obligé de faire des alliances avec d'autres. Repenser le syndicalisme pour augmenter le rapport de force, ça veut dire sortir des sentiers battus et peut-être accepter de travailler avec des organisations syndicales avec lesquelles on était en rivalité depuis des années.



Est-ce nécessaire parce que les syndicats ont perdu de leur rapport de force au fil des ans?



C'est clair. C'est dû à la mondialisation, à la finance qui domine l'économie réelle, à l'affaiblissement généralisé de l'État providence ou de l'État social... Il y a aussi la difficulté de plus en plus importante de marquer des points, d'améliorer de façon substantielle les conditions de travail. On est beaucoup portés sur la défense des acquis, on défend ce qu'on a gagné dans les années 60-70. Mais peut-être qu'il faut qu'on se mette en mode proposition, en mode renouvellement. [...] Et il y a la réalité des travailleurs non syndiqués. Ça, c'est ma marotte. Ça me frappe depuis que je suis à la présidence: on s'appuie beaucoup sur la réalité des non-syndiqués pour remettre en question les acquis des syndiqués. Le plus bel exemple, c'est le dossier des régimes de retraite dans les municipalités. Il faut qu'on s'occupe des travailleurs non syndiqués itou. Sinon, le fossé va continuer de se creuser.

Comment voulez-vous vous occuper des non syndiqués?



La Loi sur les normes du travail, il faudrait la bonifier pour rééquilibrer les conditions générales de travail. Et il faut une nouvelle forme de syndicalisation. On va aussi loin que de dire qu'il faut faire des projets-pilotes pour permettre l'adhésion individuelle. [...] On pourrait peut-être lancer un mouvement d'association de travailleurs de la restauration rapide au Québec, par exemple.

Le retour au pouvoir des libéraux, la déconfiture du Parti québécois et la bonne performance de la CAQ, c'est de bon ou de mauvais augure pour les syndicats?



Ce n'est pas une très bonne nouvelle. Il faut quand même reconnaître que Philippe Couillard ne semble pas aborder les questions économiques et sociales comme Jean Charest l'avait fait à l'époque. Jean Charest avait introduit des modifications à l'article 45 du Code du travail pour faciliter la sous-traitance, il avait même interdit la syndicalisation de certains groupes de travailleurs. Lors d'une rencontre le 1er mai, M. Couillard nous a dit qu'il n'était pas là. Mais il a une stratégie sur les finances de l'État qui est classique et qui n'est pas bien différente de celle du PQ: déficit zéro, remboursement de la dette... Il n'y a pas beaucoup d'oxygène pour financer les programmes sociaux. C'est préoccupant. M. Couillard annonce une commission sur la fiscalité et une sur la révision de programmes. On va y participer.

Avez-vous des propositions?



Il y a l'impôt progressif: faire payer ceux qui en ont plus les moyens pour assurer une certaine équité dans la façon de financer les services publics. Il y a un palier supplémentaire qu'on pourrait mettre en place. Et on a dit au ministre des Finances: reportez le déficit zéro au-delà de 2015-2016. Et la dette, oui, il faut s'en préoccuper, mais la situation est-elle aussi catastrophique que celle annoncée par la commission Godbout-Montmarquette? Nous, on n'est pas certains. Au Québec, il y a des actifs comme Hydro-Québec, des sociétés d'État, on n'est pas une société pauvre. Sur la révision des programmes, on est prêts à faire l'exercice. Mais en même temps, il va falloir que les missions fondamentales de l'État soient protégées. [...] La réorganisation du travail et de services, ça fait 20 ans qu'on est là-dedans. On pense qu'il y a peut-être encore du travail à faire de ce côté-là. [...]

Les négociations dans le secteur public approchent. Vous demandez des augmentations salariales de 13,5% en trois ans. Est-ce que c'est une position de départ classique ou vous pensez que Québec a les moyens d'accorder ça?



C'est une position qui repose sur le fait qu'il y a un décalage entre le reste de la société et les salaires dans le secteur public.

Le reste de la société? L'Institut de la statistique parle d'un écart par rapport aux travailleurs des entreprises de plus de 200 employés, des municipalités, des universités et du fédéral.



Oui, tout à fait, pour des emplois comparables, pas McDonald ou Wal-Mart on s'entend. Mais ce décalage existe. On a fait les calculs en termes de rattrapage, de maintien et d'enrichissement. C'est clair que c'est une position de départ. [...] Il y a 30% des gens qui s'en iront à la retraite dans les prochaines années. Il faut rendre attrayante l'idée de travailler dans le secteur public, et ça se fait avec des salaires et de bonnes conditions de travail. [...] C'est sûr que si on est dans la logique du déficit zéro pour 2015-2016, qu'il n'y a pas de possibilité qu'il y ait de nouvelles entrées d'argent pour financer les services publics et les conditions de travail des employés. Les négociations vont être compliqués, ça, c'est clair.



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