Ce sont deux ans et demi de travail qui finissent à la poubelle. La grande enquête policière qui a mis au jour un système de déversements massifs de sols contaminés dans la nature se termine en queue de poisson, a appris La Presse. La Couronne ne veut même pas s'essayer à porter des accusations tellement la tâche de faire condamner ceux qui saccagent les campagnes lui semble insurmontable, dans le contexte actuel.

Il y a eu un mort, des petits propriétaires qui se sont retrouvés pris à la gorge, des milieux naturels gravement pollués et une industrie bouleversée de fond en comble, mais personne ne sera traduit en justice.

«Dommage. J'en ai vu beaucoup, des enquêtes, et je peux dire que cette fois, les gars avaient vraiment mis le paquet. Ils avaient tout mis», s'insurgeait hier un cadre retraité de la Sûreté du Québec (SQ) qui a personnellement travaillé sur le phénomène et qui a demandé à ne pas être identifié, vu son devoir de réserve.

Selon nos informations, plusieurs policiers et enquêteurs du ministère de l'Environnement sont révoltés par la tournure des événements et se questionnent sur la pertinence de mener d'autres enquêtes du genre à l'avenir. Or, plusieurs sources au sein de l'industrie et des agences d'application de la loi confirment que les déversements illégaux de sols contaminés se poursuivent sans signe de ralentissement.

Depuis 2015

Le projet Naphtalène a été amorcé le 14 décembre 2015 par la division des enquêtes sur l'infiltration de l'économie de la SQ, selon une déclaration sous serment déposée à la cour et rendue publique grâce aux démarches des avocats de La Presse.

Une dizaine d'enquêteurs ont été mobilisés sur le dossier, selon nos informations. Rapidement, des gens du ministère de l'Environnement se sont ajoutés. La cible : une organisation criminelle qui tentait de «prendre le contrôle de la gestion et du transport des sols contaminés au Québec». Grâce à des entreprises en apparence légales, l'organisation soumissionnait à très bas prix et remportait des contrats de décontamination sur d'importants chantiers de construction du Grand Montréal.

Au lieu de payer un prix élevé pour les envoyer dans un site accrédité, elle les faisait disparaître discrètement.

«Les sols récupérés ne sont pas décontaminés, mais rapidement disposés dans des zones vierges, des terres agricoles ou des sites illégaux, causant ainsi des méfaits importants à l'environnement», peut-on lire dans un document policier. 

Depuis 2016, La Presse a interviewé plus d'une quinzaine de sources reliées de près ou de loin au projet Naphtalène. Selon nos informations, quatre personnes qui sont apparues sur l'écran radar des enquêteurs au fil des ans ont des liens avec le milieu du crime organisé, surtout les motards.

Celui qu'on soupçonne d'être la tête dirigeante du stratagème est un ancien partenaire d'affaires bien connu des Hells Angels. Son avocat a obtenu une ordonnance de non-publication qui nous interdit désormais de dévoiler les noms cités dans les mandats de perquisition de la SQ.

Plus de 80 sites

Selon nos sources, la police a connaissance de plus de 80 sites, surtout en milieu agricole, qui ont ainsi été saccagés au cours des dernières années à coups de déversements sauvages de sols bourrés de contaminants, qu'il s'agisse d'essence, de plomb, d'arsenic, de xylène ou de résidus de combustion de charbon.

Dans un des cas, un propriétaire de terre agricole à Sainte-Sophie a avoué aux enquêteurs que le gang venait déverser chez lui. Des analyses du ministère de l'Environnement ont révélé que sa terre était maintenant «hautement contaminée», selon un document judiciaire. Le terrain est situé au bord de la rivière de l'Achigan, où vivent près d'une quarantaine d'espèces de poissons, dont l'anguille d'Amérique et le chat-fou des rapides, qui sont classées comme «susceptibles d'être désignées menacées ou vulnérables».

Dans un autre cas, Philippe Genty, un propriétaire de la même municipalité qui croyait faire affaire avec une entreprise légale de remblais, a découvert qu'on avait inondé son terrain de sols contaminés. «Je venais de scrapper ma propriété», a-t-il confié à La Presse.

«La maison n'est pas vendable, elle est entachée», a-t-il laissé tomber.

Les policiers disent avoir découvert plusieurs grands chantiers où les sols contaminés ont été pris en charge par l'organisation et jetés illégalement à la campagne, qu'il s'agisse de l'estacade du pont Champlain, du centre communautaire d'Outremont ou du site de l'ancienne aciérie Dominion Structural Steel à Côte-Saint-Luc.

Des milliers de faux documents

Les enquêteurs ont saisi de fausses pièces justificatives qui donnaient un air de légalité aux opérations, notamment 4711 faux bons de pesée pour les camions de terre. Ils ont trouvé l'homme qui avait vendu le logiciel pour les fabriquer. Ils ont suivi des camionneurs à la trace. Ils sont entrés de nuit dans des bureaux pour fouiller les dossiers de l'organisation. Ils ont pris des échantillons de sols. Ils ont obtenu des témoignages très instructifs, notamment d'un suspect qui s'est suicidé à la fin de son interrogatoire, en 2016.

La police a vu l'organisation tenter d'accroître son influence, notamment en recrutant des personnalités proches des milieux politiques.

Jean-René Gagnon, ancien chef de cabinet du ministre libéral Pierre Laporte, a été embauché comme lobbyiste. Marcel Tessier, vétéran de la politique municipale à Longueuil, a été pressenti pour développer des projets. Alain Matuszewski, dont la conjointe est présidente de la Commission des femmes du Parti libéral du Canada au Québec, a travaillé sur des chantiers pour le groupe.

Tous trois ont par la suite rompu leurs liens avec les entreprises impliquées et ne faisaient pas partie des suspects qui devaient être arrêtés.

Quatre mois sur le bureau des procureurs

Au cours de leur enquête, les policiers ont travaillé avec six procureurs différents du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), au gré des changements d'affectations ou d'emplois.

En février dernier, les enquêteurs ont remis au DPCP la totalité de la preuve amassée, en recommandant des accusations criminelles contre cinq suspects directement impliqués dans le stratagème, selon eux.

Le dossier est resté à l'étude pendant quatre mois. La semaine dernière, les procureurs ont annoncé qu'aucune accusation ne serait portée.

«À la suite de l'examen de la preuve soumise au DPCP par les policiers, les procureurs ont conclu à l'insuffisance de preuve afin de pouvoir établir la culpabilité des suspects», a affirmé à La Presse Me Jean-Pascal Boucher, porte-parole du DPCP.

«Pour qu'une poursuite soit autorisée dans cette affaire, le DPCP devait d'abord avoir la conviction d'être en mesure de prouver la présence de contaminants dans les sols déposés sur certains terrains. Ensuite, il devait être aussi convaincu que ces terrains ont été détériorés par le dépôt des sols contaminés. Or, l'échantillonnage effectué dans le dossier ne permet pas à l'expert de conclure du niveau de contamination des terrains et de la présence même de contaminants dans le sol», affirme Me Boucher.

La ministre Melançon espérait un succès

Selon nos informations, certains intervenants craignaient que l'absence d'analyse des terres agricoles avant qu'on y déverse des sols rende difficile la preuve d'une «détérioration».

Les procureurs craignaient aussi que certains sols classés comme «contaminés» et ciblés par l'enquête aient pu être lavés par la pluie et l'érosion et qu'ils soient devenus moins contaminés au moment d'en faire l'analyse.

Me Boucher, de son côté, souligne que «tout écart» par rapport au strict protocole d'expertise scientifique des sols peut «affecter la validité des résultats».

À la SQ, l'inspecteur Guy Lapointe a précisé que l'absence d'accusations ne signifie pas que les enquêteurs ont failli de quelque façon que ce soit à leur tâche.

«On est satisfaits du travail de nos enquêteurs dans ce dossier. Ultimement, c'est la prérogative du DPCP de décider s'ils vont porter des accusations ou pas», a-t-il dit.

L'absence d'accusations est un revers pour la ministre de l'Environnement, Isabelle Melançon, qui souhaite implanter un jour un système panquébécois de traçabilité des sols, mais qui s'en remettait d'ici là aux policiers pour faire cesser le saccage.

«Quand vous parlez de groupes criminalisés, ce sont des groupes qui sont organisés. Il y a des enquêtes qui sont encore en cours, et c'est tant mieux ainsi», avait-elle déclaré en commission parlementaire au mois d'avril, pendant que le dossier Naphtalène était à l'étude.

ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Jean-Pascal Boucher, porte-parole du DPCP.

En chiffres

1 million de tonnes métriques

Volume annuel de sols contaminés excavés au Québec, selon une estimation de l'industrie

80

Plus de 80 sites de déversements illégaux ont été recensés.

4711

Nombre de faux bons de pesée pour camions saisis par la SQ

5

Nombre de suspects que les policiers voulaient voir accusés au criminel