Un document confidentiel obtenu par La Presse ouvre une rare fenêtre sur l'état d'esprit d'au moins une partie des juges de la Cour du Québec face à la tentative de leurs collègues de la Cour supérieure de les dépouiller de la majorité de leurs dossiers.

Jean-F. Keable, juge sortant de la Cour du Québec, y dénonce l'initiative : « il s'agit - à n'en pas douter - d'une attaque frontale » contre l'institution dont il fait partie. Il soulève également des questions quant à l'indépendance de ses vis-à-vis.

La poursuite lancée l'été dernier par les juges de la Cour supérieure s'est attiré les foudres du Barreau pour le poids qu'elle ferait peser sur le système de justice à l'heure de l'arrêt Jordan. Les juges de la Cour supérieure - qui entendent les procès de plus de 85 000 $, mais voudraient faire abaisser ce seuil à 10 000 $ en invoquant des arguments d'ordre constitutionnel - ont demandé l'automne dernier à l'État d'assumer leurs frais d'avocats.

Cette demande « porte atteinte aux valeurs mêmes qu'ils défendent. Pourquoi les juges en chef [au nom de tous les magistrats] ont-ils besoin de voir les honoraires assumés par les contribuables afin que les juges de la Cour supérieure soient indépendants, impartiaux, et ne se sentent pas en conflits d'intérêts », a écrit le juge Jean-F. Keable dans une note de 18 pages mise en ligne sur le forum interne du tribunal en février dernier.

À la suite d'une demande de La Presse, informée de son existence, le juge Keable a accepté de lui en faire parvenir une copie une fois sa retraite officialisée. Il a finalisé ses derniers dossiers de juge suppléant ce mois-ci.

« Ce que je peux vous dire, c'est que plusieurs collègues m'ont assuré de leur accord avec mon point de vue. Personne ne m'a fait part d'un désaccord », a expliqué M. Keable en entrevue. Le soutien est venu sous différentes formes : « Certains l'ont fait de façon officielle sur le forum, d'autres me l'ont signifié de façon privée, par des courriels, par des coups de téléphone, etc. »

« Il y a une certaine préoccupation qui est partagée par un certain nombre de collègues », a rapporté le nouveau retraité. « Je suis très à l'aise de mentionner ça. »

Il a toutefois souligné qu'aucun vote ou consultation officielle n'avait été fait parmi les juges quant à sa note et que son document n'a donc pas de valeur officielle.

« RENVOI CONSTITUTIONNEL »

Le complexe débat sera entendu plus tard en avril par la Cour d'appel. Plutôt que de laisser les juges se livrer bataille, la ministre de la Justice a préféré transformer le débat en « renvoi constitutionnel », un processus où le gouvernement pose une question d'ordre constitutionnel à la Cour d'appel.

Celle-ci devra éventuellement trancher le fond du problème, mais tranchera d'abord - dans les prochains mois - la demande des juges de la Cour supérieure, qui exigent que le trésor public assume leurs frais d'avocat de façon confidentielle, sans que le public puisse en connaître l'ampleur.

Officiellement, les juges de la Cour du Québec ne prendront pas position sur ce débat préalable. Mais Jean-F. Keable n'en pense pas moins.

Cette demande « risque fort de nuire à l'image de la justice », a-t-il écrit dans son document.

« Pourquoi les juges en chef [de la Cour supérieure] ont-ils besoin de voir les honoraires assumés par les contribuables afin que les juges de la Cour supérieure soient indépendants, impartiaux, et ne se sentent pas en conflit d'intérêts ? », demande encore Jean-F. Keable. « Je m'abstiendrai d'aller plus loin, mais d'autres ne manqueront certainement pas de le faire. »

Jean-F. Keable est devenu juge après une longue carrière en droit criminel, agissant fréquemment dans des dossiers qui faisaient les manchettes. Il a notamment présidé la Commission d'enquête sur le comportement de la Gendarmerie royale du Canada pendant la crise d'octobre 1970.

Il a été nommé à la magistrature en 2002.