Qui est Michael Ignatieff? Que représente-t-il? Qu'est-ce qui le fait courir? Les électeurs ne le savent pas trop et les libéraux en sont bien conscients. Près de trois ans après son arrivée à la tête du PLC, la page d'accueil du parti présente encore un article intitulé : Faites connaissance avec Michael Ignatieff. Les électeurs cherchent encore le vrai Michael Ignatieff, mais la nouveauté dans cette campagne, c'est que Michael Ignatieff, lui, s'est finalement trouvé. Portrait d'un chef politique en trois temps.

1. LE PRINCE EST DE RETOUR

Une règle fondamentale en politique dit que si vous n'arrivez pas à vous définir vousmême et à imposer l'image que vous souhaitez aux électeurs, vos adversaires s'en chargeront pour vous. À vos risques et périls.

Intellectuel auréolé de mythes et de mystères, lors de son retour au pays il y a six ans, Michael Ignatieff a été accueilli comme le digne successeur de Pierre Elliott Trudeau par la famille libérale.

Depuis, ses volte-face sur certains dossiers et une campagne dévastatrice orchestrée par le Parti conservateur ont remplacé le glamour par le doute.

Ses parents chassés de Russie par la révolution, ses romans et essais, sa carrière médiatique à Londres, sa feuille de route impressionnante à Harvard, tout ce qui faisait fantasmer bon nombre de libéraux et qui faisait de Michael Ignatieff une vedette instantanée dans les médias canadiens allait bientôt se retourner contre lui.

Les conservateurs y ont fortement contribué, bien sûr, mais les premiers coups sont venus de l'interne, pendant la course à la direction du PLC, en 2006.

La première fois que l'on a entendu des adversaires de Michael Ignatieff dire qu'il avait été hors du Canada trop longtemps pour prétendre vouloir maintenant le diriger, cela venait de libéraux, pas des conservateurs.

Cette course avait d'ailleurs mal commencé pou r M. Ignatieff. Avant même de se lancer officiellement, il avait dû annoncer Bob Rae, son vieil ami avec qui il a partagé une chambre à l'université, qu'il avait bel et bien l'intention de se présenter à la succession de Paul Martin. Le problème, c'est que Bob Rae voulait aussi le job et qu'« il avait le sentiment que celui-ci lui revenait d'office «, selon un député libéral qui a suivi les premiers pas d'«Iggy» de près.

Début 2006, dans un restaurant chic de Toronto, les deux hommes accompagnés de leur femme ont eu une discussion brève et orageuse. Ils sont repartis chacun de leur côté, non plus vieux copains d'université mais nouveaux adversaires dans une course à la direction. Ensemble, ils auraient formé un duo imbattable. Divisés, ils allaient dans les faits permettre à Stéphane Dion de se faufiler pour devenir chef du PLC en décembre 2006.

Cette lutte fratricide allait laisser des traces. D'un côté, le clan Chrétien, rangé derrière Bob Rae, de l'autre, l'aile québécoise massivement derrière Ignatieff. Entre les deux, Stéphane Dion, qui a eu quelques accrochages sérieux avec M. Ignatieff pendant les débats publics et en privé, aux réunions du caucus.

Le clan Dion a toujours reproché à Michael Ignatieff de prendre son candidat de haut, de le mépriser, comme s'il était convaincu de l'écraser. C'était mal connaître le combatif Stéphane Dion et mal jauger les militants libéraux, en particulier les Ontariens, qui entretenaient déjà de sérieux doutes à propos de Michael Ignatieff.

Cet épisode allait confirmer leurs doutes. De un, la carrière prestigieuse de M. Ignatieff et le fait qu'il a vécu si longtemps à l'étranger jouaient en fait contre lui. De deux, il n'avait aucun réflexe politique.

C'est à cette époque que Justin Trudeau avait déclaré que M. Ignatieff n'arrive pas à se brancher, un clip que les conservateurs utilisent encore dans leurs pubs.

Ses prises de position passées sur la guerre en Irak et sur la lutte contre le terrorisme et ses tergiversations en environnement avaient aussi refroidi bien des libéraux.

En plus, il n'a pas su diriger ses troupes dans les moments cruciaux en fin de course à la direction du PLC.

«Au congrès, on s'est rendu compte que nous étions tellement nombreux mais que nous ne savions pas quoi faire. Iggy l'a échappé au congrès», rappelle un ancien organisateur.

2. LA TRAVERSÉE DU DÉSERT

Après sa défaite contre Stéphane Dion, Michael Ignatieff a décidé de rester en politique fédérale, mais il a alors amorcé une longue traversée du désert.

« J'ai eu des moments de découragement, c'est sûr. Mais j'ai la chance d'être marié à une femme extraordinaire. Elle m'a dit : on est là-dedans jusqu'à la fin. C'était un engagement sérieux, pas une petite aventure. J'y suis, j'y reste, je persiste et signe. C'est mon pays. C'est mon pays.»

L'image de l'homme revenu dans son pays par pure ambition, celui qui n'«est pas revenu pour vous», comme le dit sournoisement la publicité conservatrice s'est incrustée, forçant constamment M. Ignatieff à se justifier, à rappeler sa «canadiennitude».

C'est à cette époque qu'il a écrit à un de ses amis américains qu'il était «devenu un simple serviteur de l'État canadien» ou encore «Harvard me reprendra sans doute si je ne me fais pas élire dans mon comté», deux courriels qui le hantent encore aujourd'hui.

Mais sa patience a porté ses fruits. Stéphane Dion a été chassé fin 2008 et, naturellement, «Iggy» a accédé au trône.

L'apprentissage au poste de chef a été ardu. Défaite humiliante en Chambre sur une motion libérale touchant l'avortement, accrochage avec Denis Coderre, défaites douloureuses dans des partielles, baisse constante dans les sondages et menaces sans suite contre le gouvernement minoritaire de Stephen Harper.

Et un manque de confiance év ident , qui inqu ié t a it sérieusement les organisateurs libéraux. Comme cette fois en mars 2009, lors d'un congrès à Laval, où Michael Ignatieff avait angoissé pendant de longues minutes parce qu'il croyait que son chandail rouge faisait trop décontracté !

«Nous attendions un grand discours et lui, il stressait à cause de la couleur de son chandail ! Il était vraiment mal dans sa peau» raconte un organisateur libéral.

Soumis à une forte pression, M. Ignatieff affirme péremptoirement, en septembre 2009, que les jours du gouvernement Harper sont comptés et qu'il le défera à la première occasion. Il s'écrase toutefois dans les mois qui suivent et laisse passer le budget du printemps 2010. Dans les troupes libérales, c'est le désarroi et on commence déjà à préparer l'après-Ignatieff.

Certains libéraux se sont même mis à rêver à un retour de Jean Chrétien, un scénario que ne rejetait pas le principal intéressé, selon des proches de l'ancien premier ministre.

«M. Chrétien a toujours dit qu'il reviendrait si la survie du parti était menacée, confie un libéral inf luent. Mais Aline n'était pas d'accord et ensuite, M. Chrétien a eu des problèmes de santé (NDLR : opéré d'urgence au cerveau en août 2010).»

Le vieux renard ne reviendra pas aux affaires, mais il reste influent et admiré dans le parti. Et il est convaincu que seule une fusion PLC-NPD chassera les conservateurs. Il aurait même dit à quelques proches que M. Ignatieff ne deviendra jamais premier ministre sans cette fusion.

3. JE SUIS QUI JE SUIS

Quoi qu'en pense Jean Chrétien (et l'ancien chef néodémocrate Ed Broadbent, favorable lui aussi à une fusion), Michael Ignatieff ne veut rien savoir.

Et même si on risque de voir réapparaître Jean Chrétien à l'occasion d'un événement de campagne après les débats, Michael Ignatieff tient à son indépendance.

«Je suis entré en politique sans l'aide de Jean Chrétien ou de Paul Martin. Le jour du déclenchement, je les ai appelés et ils m'ont souhaité bonne chance. J'ai un immense respect pour ce qu'ils ont fait comme premier ministre mais je ne suis pas dépendant de cet héritage. Le Parti libéral est passé à autre chose, à notre avenir plutôt que notre passé», a dit M. Ignatieff à La Presse cette semaine lors d'une entrevue à bord de son avion de campagne.

Sans l'aide et sans la confiance de Jean Chrétien, qui a maintes fois exprimé en privé, à des libéraux, ses réserves envers ce successeur (re)-venu d'Harvard, qui a écrit des livres, mais qui n'a pas fait de politique ici.

Le plus ironique, c'est que M. Ignatieff est maintenant entouré d'anciens collaborateurs de Jean Chrétien, des gens qui sont responsables de son éclosion dans cette campagne.

Si Michael Ignatieff s'acquitte si bien de sa tâche dans cette campagne, c'est beaucoup grâce à son chef de cabinet, Peter Donolo, exdirecteur des communications de Jean Chrétien, et une des meilleures «têtes politiques» au Canada.

C'est lui qui l'a envoyé l'été dernier dans tous les coins du Canada à bord du «Libéral Express», avec le minimum de personnel et de moyen. L'équivalent politique du parachute: on ouvre les portes, tu sautes et on se revoit en bas!

L'expérience a été concluante. «C'est un bon campaigner, dit Peter Donolo. On dit toujours que c'est un prof d'université, mais il n'a été prof que quelques années. En fait, c'est d'abord un journaliste et il aime le terrain et les gens.»

Il est aussi de plus en plus à l'aise sur une scène, ad lib, devant des centaines de militants. Pas de notes, pas de télésouffleur, dans les deux langues officielles.

Quelque part au Canada, l'été dernier, dans son Libéral Express, Michael Ignatieff a eu la piqûre.

«Il a changé, il a compris qu'il va devoir se battre, que ça n'arrivera pas tout seul. Il serait le premier à l'admettre aujourd'hui», résume un stratège libéral.