Les jours suivant le massacre de Poly, j'étais en congé. Tant mieux, me suis-je dit, je n'aurai pas à écrire à chaud.

Dix jours ont passé. Dix jours, c'est une très longue période pour une journaliste de quotidien. Théoriquement, je devrais en être au point où l'on peut écrire à froid, à tête reposée, toutes les idées bien en place, chacune dans son petit casier...

Hélas, après avoir pendant dix jours réfléchi à cette épouvantable tragédie, je ne suis pas vraiment capable d'écrire à froid. Je me trouve, à chaque fois que j'y pense, assaillie par toutes sortes de choses qui remontent à la surface, et par une multitude d'idées noires et de sentiments souvent contradictoires. Mais comme je ne tiens pas ici un journal intime, on me pardonnera de ne pas déballer mes tripes sur le comptoir.

L'ennui - ce ne serait pas un problème pour un poète, mais c'en est un pour un chroniqueur - , c'est que je n'ai pas d'explication, ni de cadre d'analyse, ni même de fil conducteur pour m'aider à dégager de ce charnier un sens quelconque. D'un instant à l'autre, j'oscille d'une explication à l'autre.

Il y a l'explication psychanalytique, l'univers sombre de la démence. Oui, cet homme était fou, comme le caporal Lortie quand il cherchait, en tirant à l'aveuglette, l'image de son père dans l'Assemblée nationale. (C'est le premier ministre, figure d'autorité, qui était visé). Marc Lépine était plus instruit, et plus intelligent, mais sans doute est-ce un phénomène du même ordre, sauf que cette fois c'est l'image féminine qui était la cible. Ou c'est le père qu'on veut tuer, ou c'est la mère. La démence étant l'ultime expression de la solitude, c'était un geste isolé, et le reste n'est qu'anecdotique... Anecdotique? Est-ce si sûr?

Il y a l'explication socio-culturelle. Oui, c'était un geste de démence, mais le reste n'est pas anecdotique. Le reste, c'est le bouillon de culture où Lépine a puisé ses fantasmes, qui lui a fourni une rationalisation, qui lui a permis de donner une armature à ses pulsions meurtrières.

Il a séparé les femmes des hommes, il n'a tué que des femmes, après avoir crié sa haine des féministes. Plus révélateur encore, la liste de noms qu'on a trouvée sur lui était le produit d'une réflexion extrêmement sophistiquée. Le jeune homme ne s'en est pas pris à n'importe quelle image féminine. Il aurait pu choisir pour cibles des femmes-vedettes, voire des porte-parole d'organisations féministes. Non. Il s'en est pris à la conquête la plus fraîche et la plus difficile du féminisme: l'entrée dans les ghettos d'emploi masculins.

Cette liste, que des policiers ont eu l'irresponsabilité de faire «couler» au mépris des femmes mentionnées, contenait les noms de femmes dont le seul point commun est d'oeuvrer dans des chasse-gardées masculines: des policières, une femme-pompier, deux leaders syndicaux, une commentatrice de sport... Et la seule journaliste mentionnée était celle dont les écrits reflètent le plus l'idéologie féministe. Finalement, c'est à Poly qu'il a frappé. Poly: le bastion masculin par excellence dans toutes les universités du monde.

Cette recherche systématique - Lépine a vraisemblablement découpé les journaux et monté un «dossier» sur les femmes qui avaient traversé la frontière des emplois - , et surtout la charge de haine qui la sous-tend, sont des choses qui donnent froid dans le dos, et qui distinguent ce crime des autres crimes de masse: toutes les cibles ont été sélectionnées non seulement parce qu'elles étaient des femmes, mais parce qu'elles incarnaient l'une des plus importantes percées du mouvement féministe. En ce sens, oui, ce fut un crime contre les femmes. Toutes les femmes.

(D'autres choses semblent avoir été planifiées: selon des reporters qui ont été sur les lieux, le parcours qu'a suivi le jeune meurtrier, à Poly, n'avait rien d'évident; les locaux attaqués étaient éloignés les uns des autres. Cherchait-il quelqu'un? Comment expliquer qu'arrivé à sa dernière victime, la seule apparemment qu'il aurait été susceptible de côtoyer parce qu'elle était la nièce du directeur de l'hôpital où il a travaillé, il se soit servi d'un couteau plutôt que d'un fusil? S'agissait-il, à cette étape, d'un crime plus passionnel, plus «personnalisé»?)

Il y a la folie, d'une part - or la folie est un phénomène individuel - , et la société, d'autre part. Il faut tenir compte du contexte socio-culturel, sans par ailleurs transformer tout l'individuel en collectif.

Nul doute que les obsessions de Lépine, concernant la «menace» féministe, sont partagées par d'autres hommes, lesquels, cependant, ne passeront pas à l'acte parce que leur histoire personnelle ne les y pousse pas. Entre le fantasme et l'acte, il y a une marge énorme, qu'on a trop tendance, me semble-t-il, à sous-estimer.

Je ne souscris pas à cette théorie, assez répandue ces temps-ci, selon laquelle il y aurait un Marc Lépine en chaque homme. Je ne souscris pas à cette théorie parce que je crois en la spécificité des êtres humains, et aussi parce que ma propre expérience ne la confirme pas.

J'ai toujours vécu et travaillé avec des hommes. Il y a, dans tous les milieux, une bonne dose de sexisme ouvert ou larvé, c'est vrai et j'en sais quelque chose, mais la violence n'est pas nécessairement dans la nature des hommes. On n'est pas défini que par son sexe, et l'immense majorité des hommes sont aussi différents de Marc Lépine que je le suis de Mère Thérèsa ou d'Imelda Marcos. J'en connais beaucoup qui ont, au cours des années, considérablement modifié leur attitude envers les femmes, et j'en connais même quelques-uns qui ne sont pas sexistes et qui, me semble-t-il, ne l'ont jamais été.

Il serait insensé d'espérer qu'une révolution aussi profonde que celle qu'a entraîné le mouvement féministe puisse être achevée en deux ou trois générations, et qu'il n'y ait pas, comme dans toutes les révolutions, une arrière-garde et des noyaux de résistance. Historiquement, ces phénomènes sont probablement beaucoup moins importants que le changement et le progrès, mais évidemment, c'est quelque chose qu'on ne peut pas évaluer à chaud, au lendemain de cette tuerie.

C'est sur l'image de la jeune Nathalie Provost que je voudrais terminer cette chronique sans conclusion. Sur le petit visage intelligent de cette étudiante qui, de son lit d'hôpital, le front encore balafré, disait aux filles de ne pas lâcher, d'entrer en masse à Poly et ailleurs, et aux garçons de ne pas se «culpabiliser». Ce fut aussi la seule à avoir le courage d'essayer de raisonner le meurtrier.

Peut-être pèche-t-elle par optimisme, mais il en faudra, de l'optimisme, pour permettre à la vie de reprendre le dessus.