La Charte des valeurs proposée par le gouvernement Marois va causer plus de problèmes qu'elle n'en réglera, prédit la Commission des droits de la personne. Non seulement le projet de Bernard Drainville contrevient-il à l'esprit et à la lettre des chartes des droits, mais il risque de plus de semer la confusion et de multiplier les recours devant les tribunaux, prévient l'organisme chargé de veiller au respect des libertés fondamentales au Québec.

«Le projet de loi 60 ne fait qu'offrir une fausse sécurité juridique. Dans les faits, il risque plutôt de multiplier les atteintes aux droits et libertés de la personne, puis les occasions de conflits et de litiges», affirme la Commission dans son mémoire destiné à la commission parlementaire qui étudie le projet de loi sur la Charte des valeurs québécoises. Organisme réputé impartial sur ces questions - le président de la Commission est nommé par l'Assemblée nationale et non par le gouvernement -, la Commission des droits conclut: «Le projet de loi 60 doit être largement modifié, afin de le rendre conforme à la Charte des droits et libertés de la personne.»

Dans son mémoire, que La Presse a obtenu, la Commission observe que le gouvernement Marois promettait avec sa loi de «clarifier les questions liées aux accommodements raisonnables et de préciser les règles devant guider l'aménagement de la diversité religieuse». Or c'est tout le contraire qui va arriver, selon la Commission, qui croit que les dispositions du projet de loi vont amener les gestionnaires à prendre des décisions contraires aux chartes des droits, puisqu'elles «sont plutôt de nature à accroître la confusion, notamment auprès des employeurs et des fournisseurs de services et, par voie de conséquence, les litiges». Le projet «risque de complexifier la mise en oeuvre sociale, juridique et judiciaire des droits en cause en plus d'entraîner d'importantes conséquences sociales». «Des acquis majeurs fondés sur l'égalité et dignité de toutes et tous risquent d'être fragilisés» dans ce projet de loi qui «contrevient non seulement à l'esprit, mais à la lettre» de la Charte des droits.

Un pouvoir «inquiétant»

«Donner le pouvoir à l'État de limiter l'exercice des libertés fondamentales en fonction de valeurs autres que les «valeurs démocratiques» serait non seulement contraire à la Charte des droits et libertés de la personne, mais également inquiétant pour l'ensemble de la société québécoise», affirme sans détour la Commission.

Surtout, ses membres passent à la tronçonneuse le projet de loi de Bernard Drainville. Premières victimes, les articles 5 et 14 du projet de loi 60, ceux qui interdisent le port de signes religieux ostentatoires aux employés des secteurs public et parapublic. Ici, le verdict est sans appel: ces articles devraient être envoyés à la déchiqueteuse, la Commission demandant carrément «qu'ils ne soient pas édictés». Le même sort devrait d'ailleurs être réservé à cinq autres articles névralgiques du projet de loi, notamment l'article 41 visant à modifier la Charte québécoise des droits pour y inscrire tous les objectifs du gouvernement: égalité hommes-femmes, primauté du français, neutralité religieuse de l'État en tenant compte de son patrimoine culturel.

Des effets «disproportionnés»

Pour la Commission, l'apparence du personnel des organismes publics n'est pas «suffisante en soi pour affirmer que le service reçu a été affecté par les croyances» du fonctionnaire. «La neutralité ne saurait se résumer à un effacement des symboles d'appartenance religieuse à l'intérieur des organismes publics, tant pour le personnel que pour leurs clientèles». «L'entrave au libre exercice de la liberté de religion et du droit à l'égalité en emploi est plus qu'insignifiante ou négligeable», observe la Commission, en ajoutant qu'on compromet l'accès à l'emploi des personnes dont la religion comporte des exigences vestimentaires. L'interdiction du port de signes religieux «peut avoir des effets disproportionnés auprès de certaines catégories de la population, au premier chef les femmes, les minorités racisées, les membres des minorités religieuses ou les personnes immigrantes». Le projet de loi «aura vraisemblablement un impact négatif sur la mise en oeuvre du droit à l'égalité en emploi des personnes visées».

L'opposition générale de la Commission aux intentions du gouvernement était connue, son président Me Jacques Frémont s'en était expliqué publiquement, et l'organisme avait produit un long argumentaire cet automne.

L'égalité compromise

Mais c'était avant le dépôt du projet de loi. Dans son mémoire, l'organisme affirme désormais sans appel que le projet de loi ne passerait pas le test des tribunaux puisqu'il contrevient aux chartes canadienne et québécoise des droits. Le projet de loi «traduit de manière erronée les conceptions de la laïcité de l'État et de sa neutralité religieuse définies dans le cadre du régime québécois de protection des droits [...] de nombreux éléments posent problème eu égard à leur conformité à la Charte des droits et libertés de la personne», observe la Commission.

La Charte québécoise des droits assure déjà l'égalité entre les hommes et les femmes, affirme l'organisme qui s'interroge sur l'utilité d'une «deuxième référence» susceptible «de provoquer certaines contradictions pouvant, dans les faits, affaiblir la protection du droit à l'égalité réelle entre les femmes et les hommes». L'organisme relève même qu'une référence à la primauté du français dans une charte des droits modifiée n'est pas souhaitable. La langue, d'abord, n'est pas un droit fondamental comme ceux garantis par la Charte, un tel ajout «constitue un risque certain d'amoindrir la portée de ces droits déjà garantis par la Charte des droits et libertés de la personne». La Commission juge incongru qu'un projet de loi qui vise à «limiter l'exercice de la liberté de conscience et de religion et risque de porter atteinte au droit à l'égalité» vise en même temps à modifier la Charte des droits pour y garantir la séparation des religions et de l'État.