Tous les mois, Maria Kartasheva prend une journée pour envoyer des lettres aux prisonniers politiques russes. Pour leur remonter le moral. Elle le fait entourée d’amis à Ottawa, où elle vit depuis 2019. Mais pendant quelques jours, à cause d’une décision d’un fonctionnaire canadien, la trentenaire d’origine russe a eu la peur de sa vie.

« J’ai eu peur de devenir celle à qui on envoyait des lettres derrière les barreaux », m’a-t-elle raconté cette semaine au téléphone.

Voyez-vous, même si elle vit à 7000 kilomètres de Moscou, elle y a été « arrêtée » et jugée par contumace – en son absence – en avril 2023 et condamnée à huit ans de prison en novembre 2023.

Son crime ? Deux publications sur l’internet au sujet de l’invasion russe de l’Ukraine. Des publications qui évoquaient les massacres de Boutcha attribués aux militaires russes. Des crimes de guerre largement documentés et dénoncés mondialement.

PHOTO EMILIO MORENATTI, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Enterrement d’un civil ukrainien tué pendant l’occupation russe de Boutcha au début de l’invasion

Puisque la Russie s’est dotée d’une loi liberticide contre les fausses informations au sujet de ce que le pays appelle une « opération spéciale en Ukraine » et qu’elle nie être responsable des exactions à Boutcha, elle se donne le droit de sévir contre ses citoyens qui remettent en doute sa version tordue de la réalité.

Et c’est exactement ce qui est arrivé à Maria Kartasheva, qui, au moment de l’accusation, était une citoyenne russe vivant au Canada. Une citoyenne russe qui s’oppose à la guerre en Ukraine et qui agit en conséquence.

Jusque-là, rien de complètement surprenant. La Russie condamne à qui mieux mieux depuis le début de la guerre. Selon les dernières statistiques de l’organisation russe des droits de la personne OVD-info, 19 847 personnes ont été détenues en Russie entre le début de l’invasion le 24 février 2022 et le 17 décembre 2023 pour leur opposition à la guerre. De ce nombre, 801 ont fait l’objet d’accusations criminelles. L’accusation de « fausses nouvelles » – qui a justifié la condamnation de Maria Kartasheva – est la préférée de la justice russe. Elle a été utilisée 297 fois et a mené à de lourdes peines d’emprisonnement.

Pour avoir une bonne idée de la sévérité des conditions de détention des prisonniers politiques en Russie, courez voir l’exposition Velvet Terrorism des Pussy Riot au Musée d’art contemporain de Montréal.

Lorsqu’elle a su qu’elle faisait l’objet d’accusations, Maria Kartasheva en a rapidement averti les autorités canadiennes au printemps dernier.

Lorsqu’elle a reçu une invitation à une cérémonie de citoyenneté, elle s’est dit que les fonctionnaires canadiens avaient compris l’absurdité des procédures judiciaires russes. Elle se sentait en sécurité, loin des foudres du Kremlin.

Elle avait tout faux. Alors qu’elle s’apprêtait à prêter serment, on lui a notifié que sa demande de citoyenneté devait faire l’objet d’un nouvel examen.

C’est en décembre qu’elle a reçu une lettre qui a chamboulé sa vie. Dans cette lettre, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) lui apprenait qu’on ne pourrait pas lui accorder la citoyenneté.

Pourquoi ? Selon la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, si quelqu’un est condamné à l’étranger pour une infraction qui existe aussi dans le Code criminel canadien, il devient inadmissible à la citoyenneté et voit aussi sa résidence permanente remise en cause. En d’autres termes, il peut devenir persona non grata au Canada.

Dans le cas de Mme Kartasheva, le fonctionnaire de l’IRCC a déterré une obscure loi canadienne sur la « fausse information », rédigée pour empêcher des individus de répandre de fausses rumeurs, et a jugé qu’elle s’apparentait à la loi russe.

Si l’employé fédéral avait aussi pris la peine d’ouvrir le gros cartable qui est disponible au même ministère, il aurait bien vu comment la Russie utilise ce genre de loi pour intimider les dissidents, mais il semble bien que ça n’a pas été fait.

Mme Kartasheva a plutôt reçu un avis : elle était frappée par la mesure d’exclusion et avait 30 jours pour fournir de nouvelles informations.

C’est à cette étape que la jeune femme est passée en mode guerrier. Grâce à un avocat qui l’a aidée gratuitement, à un article publié par la CBC le 5 janvier qui a fait boule de neige ainsi qu’à une pétition signée en quelques jours par près de 1500 personnes – dont plusieurs figures de proue de la dissidence russe en exil –, les choses ont vite bougé.

Le ministre de l’Immigration, Marc Miller, a réagi sur X. « Les règles d’éligibilité sont conçues pour barrer l’accès à la citoyenneté canadienne par les criminels, non pour réprimer ou punir les dissidents politiques légitimes », a-t-il écrit le 9 janvier, affirmant que non seulement Mme Kartasheva ne serait pas expulsée du pays, mais qu’elle serait invitée à prendre la citoyenneté canadienne.

PHOTO JEAN DELISLE, CBC, FOURNIE PAR MARIA KARTASHEVA

Maria Kartasheva prêtant serment lors de sa cérémonie de citoyenneté

Le lendemain, la résidante d’Ottawa a reçu le faire-part. « On m’a avisée trois heures avant la cérémonie. J’ai eu à peine le temps de prendre ma douche et de me changer », rit-elle.

Cette histoire invraisemblable finit bien, mais elle devrait servir de leçon au gouvernement. « Je crois que nous vivons dans un monde où beaucoup de régimes autocratiques tentent d’imiter la démocratie. Ils créent des lois qui peuvent paraître justes et équitables, mais qui ne le sont pas. Ils le font exactement pour pouvoir vous condamner et donner l’impression que vous êtes un danger, dit Maria Kartasheva, qui reprend son souffle après avoir eu la frousse de sa vie. Il va y avoir de plus en plus de cas comme le mien et le Canada doit être prêt. »

Elle m’enlève les mots de la bouche.