Le regretté Jean Lapierre avait une formule pour parler des enquêtes d’opinion : « Ce ne sont pas les sondages qui ne sont pas fiables, c’est le monde ! »

Selon les politologues, un nombre étonnant d’électeurs se décident à la toute dernière minute le jour du vote – en 2018 au Québec, ç’a été le cas de 15 % d’entre eux⁠1.

À cela s’ajoutent trois autres défis pour les prévisionnistes.

D’abord, les affiliations partisanes s’effritent. Le butinage politique se popularise, ce qui accentue les effets de vague.

Ensuite, les intentions de vote doivent être converties en projections de sièges, une opération complexe.

Enfin, il y a les dynamiques locales. Certains votent stratégiquement pour bloquer un candidat ou favoriser le « moins pire » parmi ceux qui ont une chance de gagner – en 2019, le tiers des électeurs ont ainsi tranché.

Malgré cette volatilité, les sondeurs ne sont pas loin de la cible. En 2021 au fédéral, ils ont été bons. Et en 2018, ils ont été meilleurs qu’on le prétend⁠2.

Ceux qui ne sont pas fiables, ce sont plutôt ceux qui interprètent leur travail.

Un sondage n’est qu’un polaroïd. Il n’est pas censé prédire l’avenir. Il montre ce qui se passerait si le vote avait lieu aujourd’hui. Or, entre le début et la fin d’une campagne électorale, les gens peuvent changer d’idée. Les exemples abondent. Pensons à la remontée in extremis de la CAQ en 2014 ou à la victoire surprise du PLC en 2015, alors que le NPD était favori.

Maintenant, la question qui ne tue personne mais qui est néanmoins pressante pour Justin Trudeau : son avenir est-il derrière lui ?

Les récents sondages n’augurent rien de bon pour le chef libéral. Voici en points de pourcentage l’avance attribuée aux conservateurs dans les intentions de vote : + 9 (Pallas Data), + 9 (Angus Reid), + 9 (Léger) et + 7 (Abacus Data).

Pour se consoler, M. Trudeau peut se rappeler cette vieille règle : plus le sondage est publié longtemps avant une campagne, moins il est fiable. Reste à savoir quand les autobus repartiront sur la route…

Bien que son gouvernement soit minoritaire, M. Trudeau a un certain contrôle sur la date du déclenchement des élections. S’il respecte son pacte avec les néo-démocrates, il gardera en principe leur appui jusqu’en 2025.

Pour déchirer l’entente, Jagmeet Singh aurait besoin d’une bonne raison. Certes, il pourrait invoquer le blocage anticipé dans la création d’un programme national d’assurance médicaments. Mais en renversant le gouvernement, il risquerait de perdre son influence, la plus grande que le parti de gauche a eue à Ottawa depuis longtemps.

L’autre option de M. Trudeau est de déclencher lui-même une campagne si jamais il remonte dans les sondages.

Si, comme dans : « peut-être », « on verra » ou encore « ce sera difficile alors bonne chance ». Parce que pour l’instant, le contraire se passe. Comme ses prédécesseurs, M. Trudeau souffre de l’usure du pouvoir et ce n’est pas quelque chose qui s’améliore avec le temps.

Habituellement, la cote de popularité d’un gouvernement augmente durant l’été à cause de cette règle qui devrait les rendre humbles : moins on les voit, plus on les aime. Or, le contraire s’est produit avec M. Trudeau cet été.

C’est Pierre Poilievre qui a encaissé la prime au silence. Les gens l’aiment davantage quand il disparaît ou du moins quand il baisse les décibels. Ça leur permet de projeter sur lui leurs espoirs, comme ne pas se saigner pour se loger.

Le fédéral a un rôle très limité dans cette crise. La responsabilité échoit d’abord aux municipalités et aux provinces. Mais en politique, les perceptions triomphent des faits et une masse critique de locataires fâchés pourraient trouver que M. Trudeau fait une piñata fort convenable.

M. Trudeau ne peut pas seulement miser sur les erreurs de M. Poilievre et écrire 6-6-6 sur son front.

Son remaniement ministériel, où de relatifs inconnus ont été nommés au gouvernement, a mécontenté d’autres députés libéraux qui croyaient que leur tour était enfin venu. Pour reconquérir des électeurs et rassurer son caucus, il doit montrer qu’il a encore des projets qui vont au-delà de l’intendance.

En environnement, des réformes ambitieuses sont en chantier – pour s’en convaincre, on n’a qu’à lire les analyses paniquées du lobby fossile. Mais ça ne suffira pas.

Depuis son élection, Justin Trudeau a fait reculer la pauvreté avec son allocation famille et il a lancé un programme national de garderies abordables. Mais en logement, il a surtout stimulé la demande, ce qui contribue à la hausse des prix.

Il excelle pour vendre des idéaux et promouvoir des symboles, mais il n’est pas toujours à la hauteur des attentes. Il lui faudra redescendre la pyramide de Maslow pour répondre aux besoins élémentaires. Car s’il y a une règle fiable que tous les sondages confirment, c’est qu’un électeur fâché n’est pas un électeur fidèle.

1. Consultez une analyse de la fiabilité des sondages et de la volatilité de l’électorat lors de la campagne québécoise de 2018 (en anglais)

Merci aux professeurs Claire Durand, de l’Université de Montréal, et Éric Montigny, de l’Université Laval, pour la référence.

2. Consultez une analyse de la fiabilité des sondages en 2021