On n’oublie jamais le jour où l’on annonce la mort d’une mère à son enfant. Moi, je sais que je ne pourrai pas effacer de ma mémoire le 10 août 2003.

Ce jour-là, à Verdun, mon amie Shahrzad Arshadi, que j’avais appelée en renfort pour traduire une entrevue téléphonique avec l’Iran, a dû dire à votre fils que vous n’étiez plus de ce monde, Zahra.

Ou devrais-je vous appeler Ziba, qui signifie « jolie », comme le faisait votre maman qui était à l’autre bout du fil, incapable de transmettre elle-même la terrible nouvelle à son petit-fils qui comprenait mal le perse ? Je me rappelle que j’avais caché mon calepin de notes. Il me paraissait soudainement indécent dans ce moment de grande intimité.

Deux jours plus tard, le gouvernement canadien confirmait que vous, Zahra Kazemi, double citoyenne canado-iranienne, montréalaise d’adoption, étiez morte à l’hôpital militaire où on vous avait conduite après vous avoir emprisonnée pendant trois jours à la prison d’Evin. Le régime des ayatollahs réserve cette prison tristement célèbre de Téhéran aux prisonniers politiques et d’opinion.

On vous y avait enfermée parce que vous – photographe pigiste – aviez osé prendre des images de parents en colère qui demandaient la libération de leurs enfants, arrêtés pour avoir pris part à des manifestations.

Votre mort est vite devenue une cause célèbre, à un moment dans l’été où les nouvelles roulent habituellement au ralenti. Votre fils, Stephan Hachemi, quelque peu désemparé, a vite été entouré de personnes bienveillantes qui ont tout fait pour donner à votre histoire un porte-voix.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Stephan Hachemi, fils de la photographe Zahra Kazemi, en 2003

Il y avait parmi eux Shahrzad Arshadi. Elle-même photographe d’origine iranienne, cette dernière a pris Stephan sous son aile et a fait de votre cause la sienne.

Ce qui a suivi est digne d’un vaudeville. Les autorités iraniennes ont commencé à s’empêtrer dans mille et une versions de ce qui vous est arrivé. On a d’abord raconté que vous aviez eu un malaise. Puis, que vous vous étiez cogné la tête en tombant.

Personne n’y a cru. Votre mère, qui avait pu vous voir à travers une fenêtre à l’hôpital, avait aperçu les bleus sur votre corps, le sang dans votre bouche et la fracture de votre crâne.

Deux rapports d’enquête commandés par le gouvernement du président réformiste Mohammad Khatami ont plutôt révélé que vous aviez été battue sauvagement pendant les 77 heures qu’a duré votre interrogatoire.

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

Zahra Kazemi prenant un autoportrait

Votre mort est devenue une patate chaude que les deux clans politiques au sein de la République islamique – les réformistes et les conservateurs – se sont lancée pendant des mois. Au bout du compte, personne n’a été puni pour ce qui vous est arrivé.

Ce n’est pas faute d’avoir essayé de ce côté-ci de l’Atlantique. Le gouvernement canadien a fait des pieds et des mains pour obtenir le rapatriement de votre dépouille, puis justice. Le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Bill Graham, a carrément mis les relations diplomatiques avec l’Iran sur la glace en votre nom. Les diplomates canadiens ont réussi à faire adopter une résolution aux Nations unies pour dénoncer le comportement de l’Iran.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Stephan Hachemi au palais de justice de Montréal en 2009

Votre fils a tenté d’obtenir un dédommagement pour son immense perte en passant par les cours canadiennes, mais il s’est heurté aux lois en vigueur. Il s’est rendu jusqu’en Cour suprême. En vain.

Votre mère, que j’ai pu visiter dans la maison familiale à Chiraz, en Iran, elle, a tenu tête aux autorités autant qu’elle a pu. Assise dans la cour qui vous a vu grandir, elle m’a raconté que les milices islamistes ont tenté de la soudoyer en lui offrant un pèlerinage à La Mecque pour qu’elle enterre à la va-vite votre dépouille encombrante. « Je n’aurais pas accepté une pomme de leur part », m’a-t-elle raconté. Elle a néanmoins été contrainte de vous inhumer sous une dalle de béton.

PHOTO WAHID SALEMI, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

La tombe de Zahra Kazemi couverte de fleurs, en 2003

Quand je me suis présentée sur votre tombe, en octobre 2003, les agents de la police secrète iranienne y montaient la garde. J’ai néanmoins pu y déposer quelques fleurs. Pour vous, la première photojournaliste canadienne à avoir trouvé la mort à cause de sa profession.

Au cours des ans, j’ai consacré 117 articles à votre histoire, Ziba. Et 20 ans après votre mort, j’ai la certitude que vous avez, à votre façon, laissé une marque sur votre pays d’origine. Vous y avez planté une graine de courage qui grandit dans la génération montante.

Après vous, l’assassinat en pleine rue de Neda Agha-Soltan, une étudiante de 26 ans qui a participé au mouvement vert de 2009, a soulevé les foules. Et l’an dernier, c’est la mort de Mahsa Amini, 22 ans, aux mains des autorités, qui a été à l’origine d’un des plus grands soulèvements que la République islamique ait connus.

Non, Ziba, justice n’a pas été rendue dans votre cas, mais deux décennies plus tard, vous seriez sans voix devant la bravoure des jeunes femmes qui tiennent tête aux ayatollahs en refusant le voile obligatoire.

Vous seriez ébahie de voir que votre refus d’obtempérer est aujourd’hui un mode de vie en Iran.

Malgré la violence, malgré la répression, des millions d’Iraniennes sont aujourd’hui convaincues qu’un jour, justice viendra. Pour elles, comme pour vous, Ziba.