Jusqu’à récemment, les enfants racisés étaient plus difficiles à faire adopter au Québec, notamment parce que la DPJ donnait le choix aux futurs parents de la « couleur » de leur enfant

Est-ce normal qu’un enfant de minorité visible attende plus longtemps avant d’être adopté au Québec ? Personne ne s’était vraiment posé la question jusqu’à ce qu’une étudiante en droit mette en lumière un formulaire discriminatoire à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), qui vient de lui donner raison, a appris La Presse.

Depuis des années, au Québec, les parents qui souhaitent adopter en banque mixte auprès de la DPJ peuvent choisir la « race » de l’enfant qu’ils désirent. Résultat : un bassin de parents adoptifs restreint pour des enfants racisés en pleine santé, qui sont donc plus difficiles à placer que les enfants blancs.

Une discrimination aux conséquences importantes sur le développement des enfants, a démontré le mémoire d’une étudiante en droit de l’Université de Montréal rendu public mercredi.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Me Dominique Lebrun, étudiante en droit de l’Université de Montréal et auteure d’un mémoire sur les pratiques d’adoption de la DPJ

Après avoir pris connaissance du mémoire de Me Dominique Lebrun, il y a un an, la DPJ a révisé son formulaire et retiré les questions jugées problématiques cet été, a confirmé La Presse.

Des questions « discriminatoires »

Les familles d’accueil en banque mixte sont rémunérées par la Direction de la protection de la jeunesse pour prendre soin d’enfants à risque de maltraitance ou de négligence grave. Contrairement aux autres familles d’accueil, leur but est l’adoption.

Les enfants qui leur sont confiés sont donc souvent considérés comme ayant de faibles chances d’être renvoyés dans leur milieu. Ils sont adoptés dans 90 % des cas.

Les futures familles d’adoption doivent, dès le départ, remplir un questionnaire où elles peuvent indiquer leur préférence quant à l’âge, le sexe, l’état de santé, le nombre (fratrie). Jusqu’à tout récemment, les parents pouvaient également choisir l’origine ethnique de l’enfant qu’ils allaient adopter parmi les catégories suivantes : blanc, noir, mulâtre, asiatique, ascendance mixte ou amérindien.

Peut-être la DPJ voulait-elle éviter de nuire aux enfants et s’assurer d’un jumelage optimal avec la famille d’accueil, souligne MDominique Lebrun. « Mais ultimement, ça n’enlève pas que c’est de la discrimination. »

Une pratique inconstitutionnelle, selon Me Lebrun

Derrière les questions morales et éthiques, MLebrun fait la démonstration dans son mémoire que cette pratique de la DPJ contrevient à la Charte des droits et libertés de la personne et à la Constitution canadienne.

Le mémoire de MLebrun était sous embargo depuis un an, afin de laisser à la DPJ le temps de revoir ses pratiques et son cadre législatif.

« Dès que nous avons pris connaissance du mémoire, la DNPJ [directrice nationale de la protection de la jeunesse] s’est montrée préoccupée par ses conclusions », a déclaré la porte-parole du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), Marie-Hélène Émond.

Avant l’été 2022, un groupe de travail a été mis sur pied, afin de se pencher sur le mémoire de MLebrun. « Après analyse, le groupe de travail a conclu que la formulation de certaines questions au formulaire d’inscription pouvait effectivement susciter une ambiguïté quant à son sens », indique Mme Émond. Ces questions ont été retirées.

MLebrun s’est dite « très heureuse d’apprendre que les DPJ-DP du Québec ont décidé de mettre de côté le formulaire dans sa version originale ».

Les enfants racisés plus difficiles à faire adopter

Plusieurs études ont démontré que les enfants qui ne sont pas blancs sont plus difficiles à faire adopter. La Presse avait même publié, en 2014, un article où il était indiqué que les « enfants de couleur » faisaient partie des plus difficiles à placer, au même titre que ceux vivant avec le VIH, ayant un trouble intellectuel ou âgés de plus de 2 ans.

Lisez l’article « Adoption et DPJ : fabuleux et déchirant »

« Moi, ça m’avait choquée sur le coup, en ce sens qu’on semblait assimiler la couleur de la peau à un problème de santé majeur », se souvient MLebrun. L’avocate s’était dit que si cette réalité existait, c’est parce qu’on permettait de « faire une distinction sur ce critère-là ».

Mais ses recherches restaient infructueuses. « De façon frontale, personne n’abordait le sujet. » Il n’y a pas non plus de législation officielle soutenant la pratique. Dans son mémoire, MLebrun ne quantifie pas elle-même cette discrimination, mais fait une recension des études existantes au Québec sur la question.

Indirectement, plusieurs recherches soulignent que les enfants racisés ont moins de chances d’être adoptés. Par exemple, dans un autre mémoire datant de 2007, on indique que « les enfants blancs seraient davantage adoptés que les autres » et que « les enfants non blancs sont beaucoup plus nombreux à demeurer en situation de placement non permanent ».

L’importance d’être adopté tôt

Les recherches montrent l’importance pour les enfants vulnérables d’être placés dans un milieu stable le plus rapidement possible.

Un enfant, ça ne peut pas attendre. Donc, si tu as deux files d’attente, l’une pour les enfants de “couleur” et l’autre pour les enfants blancs, et que les enfants blancs se font placer en deux mois et les enfants noirs en un an, pour moi, c’est dramatique !

Me Dominique Lebrun, auteure d’un mémoire sur les pratiques d’adoption de la DPJ

Sans compter que les enfants racisés, surtout les enfants noirs, sont surreprésentés dans les services de protection de la jeunesse. Selon une étude menée auprès d’enfants des minorités visibles à Montréal, en 2009, les enfants noirs avaient deux fois plus de chance que les autres d’être signalés à la DPJ. Ils étaient aussi nettement plus nombreux, proportionnellement, à avoir besoin de protection et d’être placés.

Les enfants racisés pourraient gagner à rester dans leur milieu ethnique d’origine, relève MLebrun. « L’idée, c’est que s’il n’y a pas de famille haïtienne disponible pour l’enfant haïtien, tu ne le “parques” pas pendant deux ans parce qu’aucune famille blanche ne le veut », s’insurge-t-elle.

Pour MLebrun, l’ancien questionnaire de la DPJ était une première preuve concrète de racisme systémique au sein de l’État québécois. « On a un formulaire. On a institutionnalisé une pratique dont le seul but est de discriminer des enfants de couleur pour leur refuser un service social, assène-t-elle. C’est de la discrimination raciale systémique. »

Avec la collaboration d’Alice Girard-Bossé, La Presse

Derrière le formulaire, des craintes à apaiser

« Quand on reçoit ce formulaire-là, c’est très perturbant. Il y a tellement de critères que c’est quasiment comme si on te demandait d’acheter un enfant sur Amazon », témoigne Marie-Ève (prénom fictif*). Cette mère montréalaise a adopté auprès de la DPJ deux fillettes, l’une d’origine autochtone, l’autre d’origine africaine. Selon elle, la question de la « race » ne doit pas être écartée des discussions avec les futurs parents.

« S’il y a un traitement différent qui est fait, que des enfants [racisés] ne sont pas adoptés par manque de parents, comme société, il faut faire quelque chose, soutient la mère de famille. Mais le danger, c’est qu’on risque de jumeler des gens qui ne sont pas prêts et qui pourraient faire vivre de nouveaux traumatismes d’attachement aux enfants. Il faut que les enfants soient désirés à 100 % comme ils sont ! »

Attablée dans un café montréalais, Marie-Ève décrit l’adoption de ses filles comme « la meilleure décision de [s]a vie ». Et elle constate que l’adoption transraciale est un enjeu sensible. Politique aussi. « Les placements d’enfants autochtones dans des familles blanches, c’est compris comme une poursuite des politiques d’assimilation des Autochtones », lance-t-elle en guise d’exemple.

Le père biologique de sa plus jeune aurait préféré que sa fille soit placée dans une famille noire. « C’était important pour lui. Comme la religion », explique Marie-Ève.

Si tu es croyant, tu souhaites que l’enfant soit placé dans une famille croyante. Il y a des résistances de tous les côtés.

Marie-Ève (prénom fictif), mère montréalaise qui a adopté deux fillettes auprès de la DPJ

Sans compter que la couleur de la peau est une partie importante de l’identité, dit-elle. Les enfants adoptés dans des familles qui ne leur ressemblent pas ne peuvent pas cacher leur adoption. Les parents doivent en tenir compte.

Avec un enfant noir, par exemple, il faut avoir des modèles, des livres, des films qui mettent en scène des personnes noires, des poupées noires, affirme la mère de 47 ans.

Des témoignages d’enfants adoptés déplorent que leurs parents aient été « aveugles à leur couleur », rappelle Marie-Ève. « Beaucoup se sentent blancs culturellement, mais pas complètement, ni complètement dans leur culture d’origine. »

Pour la mère de famille, que les intervenantes de la Direction de la protection de la jeunesse ne fassent qu’ignorer le sujet de la « race » des enfants lors de l’évaluation des futurs parents n’est pas la solution. « Le formulaire sert avant tout à t’interroger toi-même sur ton engagement de parent », nuance-t-elle.

Discriminer à la source : une solution « paresseuse »

Pour Me Dominique Lebrun, les effets négatifs chez les enfants racisés sont trop importants pour qu’une politique permettant de les discriminer perdure.

« Il apparaît clair qu’il n’est pas dans l’intérêt d’un enfant de couleur d’être recueilli dans une famille d’accueil Banque mixte qui ne veut pas de lui, précisément parce qu’il est de couleur, écrit Me Lebrun dans son mémoire. Cette banalité, cependant, soulève en elle-même une question. S’il n’est pas dans l’intérêt des enfants de couleur d’être recueillis par des parents qui ne veulent pas [d’eux], est-ce dans l’intérêt des enfants blancs d’être recueillis par des parents qui ne seraient pas prêts à prendre soin d’enfants de couleur ? »

Selon elle, la discrimination est une solution « paresseuse » et d’autres options pourraient être retenues par la DPJ pour favoriser des adoptions fructueuses d’enfants racisés.

Par exemple, mettre sur pied des services d’accompagnement des futurs parents concernant leurs craintes, des services et des ressources ethniques et culturelles pour connaître et aider à préserver l’héritage de l’enfant, prendre en compte la réalité postcoloniale canadienne dans l’établissement de lignes directrices claires, ou encore organiser des rencontres informelles de médiation entre les parents candidats à la banque mixte et la DPJ afin de démystifier les préjugés et biais négatifs sur le sujet, énumère-t-elle dans son mémoire.

« À partir du moment où quelque chose est jugé discriminatoire et non conforme à la Charte, on ne peut pas juste donner des passe-droits, tranche Me Lebrun. Il faut donc trouver des alternatives. »

La Presse a accordé l’anonymat à Marie-Ève pour préserver l’identité de ses enfants.