Choqués de voir leur bateau voguer à la dérive, des membres de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) veulent demander des comptes à la présidente Tamara Thermitus sur sa manière de gérer l'organisme, a appris La Presse.

Pour la première fois, trois commissaires sont sortis de leur mutisme pour témoigner, anonymement, de leur colère et de leur inquiétude devant la crise que traverse l'organisme. Ils n'ont pas voulu être identifiés parce que leur code d'éthique leur impose un devoir de réserve.

La goutte qui a fait déborder le vase : l'annulation d'une réunion statutaire des commissaires qui devait avoir lieu vendredi dernier et qui a été décommandée la veille, sans justification et sans avoir été reportée à une autre date - une pratique qui tranche avec le fonctionnement habituel de l'organisme.

Les 12 commissaires, groupe qui inclut la présidente et les deux vice-présidents, constituent la plus haute instance décisionnelle de la CDPDJ et sont nommés par l'Assemblée nationale. Or, depuis l'arrivée de Mme Thermitus à la tête de l'organisme, les autres commissaires se sentent mis à l'écart.

«C'est le vide, c'est comme s'il n'y avait plus d'ordre du jour, on ne nous consulte plus sur rien», a confié l'un d'entre eux.

«Il n'y a rien qui marche à l'interne, et on apprend les nouvelles dans les médias», a laissé tomber un autre.

«Nous avons manqué une session de travail au moment même où nous sommes très inquiets et nous avons beaucoup de questions à poser à la présidente», a dit un autre membre de la Commission, déplorant son impuissance et celle de ses collègues qui ont le sentiment de ne plus être consultés.

« La Commission n'a même pas sollicité notre avis sur la mécanique de la consultation sur le racisme, pourtant, nous avons de l'expertise dans ce domaine!»

En acceptant de se confier à La Presse, ce membre de la CDPDJ affirme lancer «un appel à l'aide», dans l'espoir que «quelqu'un fera quelque chose.»

Tamara Thermitus n'était pas disponible pour une entrevue hier. Il n'y a pas de porte-parole officiel à la CDPDJ pouvant être cité par les journalistes, chose inhabituelle. La présidente a ainsi fait savoir par l'entremise d'une employée que la réunion statutaire des commissaires a été annulée en raison du remaniement ministériel et du changement de ministre à l'Immigration, survenus mercredi dernier. Notons que la CDPDJ est un organisme indépendant du gouvernement. Son budget provient du ministère de la Justice, dont la titulaire demeure Stéphanie Vallée. La CDPDJ travaille toutefois avec le ministère de l'Immigration dans le dossier de la consultation sur le racisme. Kathleen Weil a été remplacée par David Heurtel au poste de ministre.

Crise interne

Parallèlement à cette grogne, la crise interne dont La Presse a fait état fin août n'a fait que s'accentuer au cours des deux derniers mois, alors que la Commission pilote la consultation sur la discrimination systémique et le racisme, à la demande de Québec.

Sur les 15 postes de direction figurant sur l'organigramme de la CDPDJ, on compte aujourd'hui huit chaises vides. Certains cadres sont en congé de maladie prolongé, tandis que d'autres dirigeants sont partis et ne sont toujours pas remplacés. À cela s'ajoute le vice-président Camil Picard, tombé malade à son retour de voyage, la semaine dernière.

À la CDPDJ, on fait valoir qu'une réorganisation administrative est en cours et qu'il ne serait pas approprié de pourvoir certains postes vacants.

Fin août, six employés avaient fait état à La Presse du climat invivable à la Commission, sous la présidence de Mme Thermitus, qui était alors en poste depuis six mois. Depuis, trois autres employés ont corroboré à La Presse leurs révélations. Ils se disent en état de «détresse psychologique» et dénoncent la passivité de leur syndicat, affilié à la CSN.

Sa présidente, Catherine Gauvreau, assure que le syndicat «prend au sérieux» les plaintes des employés. «Je ne chôme pas depuis des semaines ! Il y a un conflit au niveau de la direction de la Commission, mais c'est clair que ça a un impact au niveau de nos membres. Ça peut causer de l'incertitude et du stress dans certains cas.»

Elle a confirmé que des employés ont bénéficié d'un programme d'aide psychologique. Elle a refusé d'entrer dans les détails de ces dossiers confidentiels. Ses relations avec Tamara Thermitus sont «correctes». «On l'a incitée fortement à aller rencontrer les membres», ce qu'elle a fait, a souligné Mme Gauvreau avec satisfaction.

Tamara Thermitus fait l'objet d'une enquête du Protecteur du citoyen. Elle est visée par trois plaintes pour abus d'autorité, mauvaise gestion et attitude irrespectueuse envers le personnel. Une vingtaine d'employés ont témoigné devant le Protecteur du citoyen pour appuyer ces plaintes. Mme Thermitus n'a pas encore été rencontrée.

Une crise qui en cache une autre?

Parmi les employés absents pour des congés prolongés, on compte l'adjoint de la présidente, qui agit comme son bras droit. Les deux secrétaires de direction, qui travaillent directement avec la présidente, ont quitté la Commission.

Ces absences désorganisent la Commission. «Il y a tellement de monde en congé qu'on ne sait plus à qui s'adresser avec nos dossiers», a dit un membre de la Commission dans un entretien avec La Presse.

L'un des deux postes de vice-président est vacant depuis un an. Il n'a pas été pourvu en même temps que celui de la présidence en février dernier, contrairement aux attentes à l'interne.

La nomination du président et des vice-présidents doit être approuvée aux deux tiers de l'Assemblée nationale. Celle de Mme Thermitus a été faite après des pourparlers difficiles avec le Parti québécois. Selon des informations colligées par La Presse, le gouvernement Couillard aurait du mal à trouver un candidat pour occuper le poste de vice-président.

À l'interne, on signale que la crise de leadership en cache une autre, plus profonde : celle du sous-financement de la Commission. Son budget s'élève à 15 millions de dollars et n'a à peu près pas bougé depuis des années. Ses effectifs ont fondu de 14% en cinq ans, passant de 162 à 139 postes. Résultat : le délai moyen de traitement des dossiers de discrimination, sans judiciarisation, s'est allongé. Il est maintenant de 493 jours, comparativement à 338 en 2011-2012.

Il y a 10 ans, la commission Bouchard-Taylor insistait sur «la nécessité d'accroître les ressources de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse» pour lutter contre la discrimination. Le gouvernement n'a pas répondu à cette recommandation.