Tout était tellement réaliste que France Cadieux n'y a vu que du feu. Elle a signé le document et transféré les 5,5 millions en Chine, comme son président le lui demandait.

La dame s'y connaissait en finance. Comptable professionnelle agréée, elle avait travaillé au Vérificateur général du Canada, qui lui avait confié des missions névralgiques au Canada et en Europe.

Elle avait ensuite gravi les échelons à La Coop fédérée, propriétaire des quincailleries BMR et des marques de viandes Olymel. Un géant du monde agricole dont le chiffre d'affaires avoisine les 10 milliards de dollars annuels, où elle est devenue contrôleuse des finances. Elle occupait le poste depuis 10 ans lorsque les fraudeurs ont frappé, le 21 août 2014.

En ce jeudi matin, à 9h32, elle reçoit un courriel de Gaétan Desroches, chef de la direction de La Coop, qui n'est pas au bureau ce jour-là. Il lui explique que l'entreprise va procéder à une offre publique d'achat (OPA). L'opération est rigoureusement surveillée par l'Autorité des marchés financiers du Québec (AMF) et doit être tenue strictement confidentielle jusqu'à sa conclusion. Il lui demande de prendre contact avec un avocat externe, «Maître Deschamps», pour préparer un virement de fonds.

Elle ignore qu'il s'agit d'une supercherie appelée «fraude du président». Des escrocs ont envoyé le courriel qui semble provenir de M. Desroches. Ils savent que Mme Cadieux est en mesure d'autoriser des virements bancaires. Ils savent probablement aussi que le chef de la direction n'est pas au bureau en ce moment.

«Ils [les fraudeurs] font ce qu'on appelle de l'ingénierie sociale. Ils font des recherches sur internet, trouvent qui est PDG, qui est aux finances. Souvent les gens disent beaucoup de choses sur LinkedIn, Facebook, Instagram, donc ils vont trouver qui est en voyage d'affaires, et tout se tient», explique Stéphane Drolet, leader national des services de juricomptabilité chez KPMG Canada.

Un modus operandi adapté au Québec

Le modus operandi est le même dans une grande part des 90 cas recensés par la Sûreté du Québec sur son territoire : il est question d'une OPA, de l'AMF, d'un avocat externe. Toutes les tentatives n'ont pas réussi, mais les pertes atteignent 28 millions depuis septembre 2014.

« Notre service est très proactif et travaille avec des partenaires partout dans le monde pour essayer de faire face à ce phénomène, étant donné qu'il entraîne des pertes considérables pour les entreprises et l'ensemble du Québec », dit le capitaine Alain Gaulin, du Service d'enquête sur l'intégrité de l'économie de la SQ, en entrevue à La Presse.

À La Coop fédérée, Mme Cadieux a plusieurs conversations téléphoniques avec le mystérieux «Maître Deschamps». Il demande des copies de documents, notamment des exemples de transferts de fonds passés. Il sait que la signature d'une autre employée, Johanne Gauthier, est nécessaire pour le virement, mais il assure qu'il va la contacter lui-même.

Mme Cadieux prépare un bordereau, inscrit les codes d'autorisation appropriés et l'envoie à l'avocat. Celui-ci le lui retourne avec la signature de Johanne Gauthier. En fait, cette dernière n'a jamais été contactée. Les fraudeurs ont copié sa signature dans un des anciens documents envoyés par Mme Cadieux.

La contrôleuse des finances envoie la demande de transfert à la Banque Nationale, où La Coop fédérée a son compte. Cinq millions US (5,5 millions CAN selon le taux de change de l'époque) doivent être acheminés à une banque chinoise, au bénéfice d'une entreprise nommée Acceleration Trade, dont le siège social serait au 1, Road Street, à Hong Kong (une adresse bidon). La banque s'exécute.

Le surlendemain, en échangeant avec son patron, Mme Cadieux découvre l'arnaque.

La Coop fédérée avise la Banque Nationale, qui déclenche un branle-bas de combat, rappelle d'urgence des employés au travail, tente des appels à New York et en Chine, dans l'espoir de récupérer les fonds.

Mais nous sommes maintenant samedi. Pas la meilleure journée pour des opérations bancaires complexes sur deux continents. Un employé de la banque écrit avoir alerté une responsable, «mais je crois qu'elle ne revient au bureau que lundi», dit-il.

«Y a-t-il quelqu'un de l'international qui travaille ce week-end à qui je pourrais parler pour tenter de contacter l'autre banque via nos correspondants pour tenter de geler les fonds?», demande-t-il.

«Je n'ai pas accès à nos feuilles de travail», écrit une autre employée qui tente d'aider pendant sa journée de congé.

L'argent ne sera jamais récupéré. Quelqu'un l'a déjà empoché. De toute façon, selon ce qu'a appris La Presse de source proche du dossier, les requêtes d'assistance du Québec envoyées en Chine dans le cadre de fraudes du président sont toutes restées lettre morte. Un problème soulevé à travers le monde par plusieurs experts en fraude financière. Ni le ministère des Affaires étrangères à Pékin ni le consulat n'ont répondu à nos demandes de commentaires.

Gilbert Chikli, un Français considéré comme l'inventeur de la fraude du président, a déjà expliqué à l'Associated Press qu'il blanchissait 90% de ses profits en Chine «parce que, dans l'ensemble, la Chine fait un gros doigt d'honneur aux autres pays».

Des victimes silencieuses

Même si la fraude a eu un impact majeur sur les 90 000 membres de la Coop fédérée, l'entreprise a refusé de discuter du dossier avec La Presse. Son assureur, Co-operators, qui refusait de rembourser les 5,5 millions avant d'y être forcé par la cour en vertu de sa couverture pour les pertes d'opérations, a aussi refusé de commenter, tout comme Mme Cadieux, qui a changé d'emploi. La Presse a pu reconstituer l'histoire minute par minute grâce aux documents déposés au tribunal dans le cadre du litige entre la Coop et l'assureur.

«Bien sûr, les compagnies victimes ne se vantent pas trop de ça, parce que malheureusement ça démontre une certaine naïveté», affirme Stéphane Drolet.

La Coop est pourtant loin d'être la seule entreprise québécoise dans cette situation. La filiale montréalaise d'Alfagomma, un fabriquant italien de systèmes hydrauliques, a envoyé 1,8 million en deux versements à une banque chinoise, l'an dernier.

Le directeur général pour Montréal avait reçu un courriel qui semblait venir du PDG du groupe en Italie. Il avait parlé au téléphone avec un soi-disant avocat italien chargé de coordonner une OPA. «Le fraudeur prétendant être l'avocat Paolo Rossetti avait un accent, des manières et un vocabulaire italiens parfaits, et toutes ses communications verbales et écrites étaient impeccables», écrivent les avocats d'Alfagomma dans un document judiciaire.

La direction de l'entreprise a découvert la fraude lorsque, au lieu de cliquer «répondre» dans le cadre d'un échange courriel avec le faux président, le cadre montréalais a utilisé le carnet d'adresses d'Alfagomma pour lui envoyer un message au sujet d'un troisième virement en préparation.

Le message est allé au vrai président, plutôt qu'à l'imposteur.

Une piste qui mène en Israël

Selon des mandats de perquisition de la SQ obtenus par La Presse, les policiers ont pu déterminer dans différents dossiers de fraude du président que des suspects avaient envoyé des courriels à partir d'Israël.

C'est dans ce pays que s'est réfugié Gilbert Chikli, l'inventeur de la fraude du président, pour échapper à la justice française. Malgré les demandes d'extradition répétées de la France, il coule des jours paisibles dans une villa près de la mer.

Même s'il dit ne plus être actif, il reconnaît lui-même avoir inspiré plusieurs émules qui ont repris le flambeau dans ce pays. Huit d'entre eux ont été arrêtés en mai pour des fraudes menées en italien et en français. Rien n'indique qu'ils sont liés aux dossiers du Québec.

Questionnés par La Presse, les représentants du gouvernement israélien sont restés prudents. «Ce sujet est en cours de discussion entre les autorités judiciaires et policières d'Israël et de la France», a expliqué Peter Subissati, du consulat d'Israël à Montréal.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Gaétan Desroches, chef de la direction de La Coop fédérée