Depuis quelques semaines, une centaine de travailleurs du Guatemala ont choisi de vivre dans la clandestinité et l'illégalité pour ne pas avoir à rentrer dans leur pays. Les producteurs agricoles qui les emploient sonnent l'alarme et pressent Ottawa d'assouplir la réglementation touchant ces ouvriers de la terre.

LE CONSTAT

« Ce qui arrive était prévisible », déplore Denis Hamel, directeur général de la Fondation des entreprises en recrutement de main-d'oeuvre agricole étrangère (FERME). « Mais on était loin de se douter que le mouvement de travailleurs en fugue, qui était à l'état embryonnaire l'an dernier, allait prendre une telle ampleur. » Il ajoute : « Mais le mal est fait. On a perdu leur trace. On craint qu'ils n'aient été embauchés par des employeurs qui pourraient profiter de leur vulnérabilité. » Ils sont considérés comme des « illégaux » et leur visa de travail n'est plus valide.

LA LIMITE DE 48 MOIS

L'élément déclencheur est survenu lorsque les Guatémaltèques ont été informés qu'ils ne pourraient plus revenir travailler au Québec l'an prochain, comme ils le font depuis des années, s'ils retournaient dans leur pays à l'issue des récoltes. « On leur a dit qu'ils avaient atteint la limite permise des 48 mois travaillés [selon une formule cumulative] et qu'ils devraient rester chez eux pendant quatre ans, avant d'espérer pouvoir revenir travailler sur nos fermes et nos usines de transformation », explique Denis Hamel. Il rappelle que les règles touchant les travailleurs temporaires étrangers ont été resserrées, « sans raison », en 2011, sous le gouvernement Harper.

LES DRAMES HUMAINS

Les travailleurs qui se sont enfuis sont des employés de longue date qui travaillaient pour le même employeur depuis 10 ans, dans bien des cas. Ces départs se sont faits dans des circonstances troublantes. « Une travailleuse guatémaltèque a laissé une note sur sa taie d'oreiller où elle a écrit, en espagnol, qu'elle s'excusait de s'en aller comme ça », raconte Isabelle Charbonneau, de l'entreprise Fraisebec, le plus gros producteur canadien, à Sainte-Anne-des-Plaines, avec 157 travailleurs du Guatemala et du Mexique, surtout des femmes. Une autre travailleuse a quitté les lieux en même temps qu'elle, il y a trois semaines. « Je trouve ça triste », dit la productrice.

LE SENTIMENT D'INJUSTICE

Les travailleurs ne comprennent pas pourquoi ils sont soumis à des règles strictes, tandis que les Mexicains, avec qui ils travaillent dans les champs, n'ont pas à s'inquiéter pour leur emploi et leur avenir en tant que travailleurs étrangers temporaires. En vertu d'une entente Canada-Mexique ratifiée en 1974, les travailleurs mexicains ne sont pas visés par les restrictions sur la durée des mandats de travail. « Ils ne sont pas en colère contre leurs camarades de travail, expose Isabelle Charbonneau. Mais ils éprouvent un fort sentiment d'injustice. Ils n'ont pas tort. »

4034

Nombre de travailleurs guatémaltèques dans les fermes du Québec

5425 

Nombre de travailleurs mexicains

Source : Fondation des entreprises en recrutement de main-d'oeuvre agricole étrangère (FERME)

L'INCERTITUDE

Même analyse de la part de Pascal Lecault, directeur général des Jardins Végibec, à Oka. « Je suis inquiet pour eux comme pour nous », laisse-t-il tomber. « Je fais quoi si je les perds à cause d'une réglementation punitive ? », demande-t-il. Il va même jusqu'à envisager la fermeture de son entreprise, qui « dépend totalement de cette main-d'oeuvre » pour la cueillette des légumes dans les champs. « Ce sont des travailleurs irremplaçables, qui ont beaucoup d'expérience, explique-t-il. Je les appelle mes "ingénieurs de la terre". » Sur ses terres de 1500 acres, son entreprise emploie 225 travailleurs étrangers temporaires, dont 199 Guatémaltèques.

LE RÉSEAU ORGANISÉ

Il n'est pas impossible, croit pour sa part Michel Légaré, directeur général des Services avicoles J.G.L., à Victoriaville, que les travailleurs en fuite aient été recrutés par un réseau d'employeurs mis au courant de leur réalité précaire. « C'est certain qu'ils continuent de travailler pour envoyer de l'argent à leur famille », assure-t-il. On estime que ces travailleurs envoient la quasi-totalité de leurs payes à leurs familles. Il a « perdu » 9 travailleurs guatémaltèques depuis trois semaines. « La limite de 48 mois imposée par le fédéral me cause des problèmes, dit-il. Cette année, j'ai dû recruter 42 nouveaux travailleurs de ce pays pour remplacer ceux qui ne pouvaient pas revenir, après avoir atteint leur limite. »

L'IMPACT ÉCONOMIQUE

Les travailleurs guatémaltèques représentent près de la moitié de la force ouvrière dans les champs, les fermes laitières et les entreprises de transformation. L'autre moitié est formée de Mexicains. « Nous faisons tous face à une pénurie de main-d'oeuvre dans notre industrie et ces travailleurs, volontaires, ne comptent pas les heures », insiste Michel Légaré, dont l'entreprise se spécialise dans la manutention de volaille directement à la ferme. « Mais n'allez pas croire que c'est moins cher d'embaucher un travailleur du Guatemala !, rectifie-t-il. On leur paie le billet d'avion aller-retour [1500 $], on les forme et on les loge », énumère-t-il.

15 000 $ 

Salaire pour un mandat de six mois à un taux horaire moyen de 11 $

120 millions

Salaires versés (par an) aux travailleurs guatémaltèques et mexicains

Source : FERME

LE « DÉLAI » MINISTÉRIEL

Au cabinet du ministre à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, John McCallum, l'attaché de presse Francesco Biondi affirme que le sort des travailleurs étrangers temporaires, « c'est un dossier qu'on suit, qui est dans le pipeline ». Dans un courriel, le chargé des relations avec les médias, Rémi Larivière, rappelle que le Comité permanent des ressources humaines a déposé le 19 septembre ses recommandations « en vue d'améliorer » le Programme des travailleurs étrangers temporaires. « Le ministre McCallum et la ministre de l'Emploi, MaryAnn Mihychuk, se sont engagés à répondre à ces recommandations dans un délai de 120 jours », ajoute-t-il. Les employeurs agricoles attendent impatiemment une réponse.