Pour le travail et pour le plaisir, nos journalistes ont beaucoup voyagé. En quelques mots, ils expriment ce que s’évader pendant un moment signifie pour eux et à quel point cette chance leur a manqué.

Savourer l’inattendu

PHOTO FOURNIE PAR SIMON CHABOT

Fin de journée après une randonnée dans le parc national de Joshua Tree, en plein désert des Mojaves, en Californie

Bien sûr il y a les paysages à couper le souffle des Andes, les saveurs épatantes d’un repas à Mexico, la musique à tue-tête dans les taxis d’Amman, le roulement hypnotisant du train pendant sa traversée paresseuse de la Biélorussie, la chaleur du vent dans le désert des Mojaves, l’odeur suave du brouillard dans les forêts nébuleuses de l’Équateur… l’éveil des sens qui rallonge les jours et façonne les souvenirs. Mais, à mes yeux, le voyage prend sa véritable importance dans des moments plus inattendus. Quand, sur le quai d’une gare italienne, à l’ombre des ruines d’un palais de Trinidad ou dans la foule d’un marché d’Istanbul, un couple se sépare en larmes, un enfant prend soin de son cheval ou le regard perçant d’une jeune femme se pose sur moi. Quand, d’un coup, je suis jeté hors de mes ornières, que mes repères se brouillent. Et si j’étais lui, elle ? À quoi ressemblerait ma vie ? Je me souviendrai toujours de cette cigarette trop forte offerte par un vieux Cubain, dont la Chrysler 1958 était devenue le gagne-pain, qui enviait les jeunes prêts à tout risquer et prendre la mer pour s’inventer un destin. Pour lui, il était trop tard, disait-il avec amertume, le régime avait tout décidé à sa place. La cigarette est partie en fumée, pas une certaine idée que je me fais depuis de la liberté. Ces fenêtres ouvertes sur la richesse de l’expérience humaine qui me happent sans crier gare… ça m’arrive seulement ailleurs. Jamais devant mon écran.

Reconnecter avec ses sens

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

À Yellowknife, dans les Territoires du Nord-Ouest, les eaux profondes du grand lac des Esclaves se couvrent d’une glace épaisse sous le froid hivernal.

Longtemps, j’ai voyagé pour collectionner les destinations comme, plus jeune, je collectionnais les macarons. J’ai fait des détours pour visiter Andorre ou Saint-Marin dans le seul but de pouvoir cocher leurs noms sur des listes, de mettre des punaises sur des cartes. J’ai arrêté de voyager de la sorte, presque par orgueil, lorsque j’ai réalisé que je courais après du vent. Ce jour-là, le décalage horaire a dû me rentrer suffisamment fort dans le corps pour me faire comprendre que tous ces milles aériens ne menaient à rien. Bien sûr, l’envie de poser le pied sur des terres nouvelles reste très forte, mais je sais désormais que c’est à l’intérieur de moi que tout se joue. Je voyage pour garder mon muscle de l’émerveillement vivant. Je voyage pour retourner à la base de l’existence : goûter, regarder, écouter, toucher, sentir. Avancer, tous les sens à l’affût, sans me soucier des questions futiles, du paraître, de la performance. C’est un luxe que je n’arrive pas à m’offrir autrement qu’en voyage. Se poser sur le parvis d’une église pour regarder les passants. Faire comme ces vieux Corses assis sur leur banc, qui devaient bien rire de me voir courir, sac au dos, pour ne pas rater mon énième autocar de la semaine. Laisser le temps prendre son temps, bref, pour que le pays visité m’entre par les pores de la peau. Un aveu, en finissant : depuis que j’ai cessé de collectionner les timbres dans mon passeport, je ne prends presque plus de photos en voyage. Je suis là. Simplement.

Élargir ses horizons

PHOTO FOURNIE PAR SOPHIE OUIMET

Un souvenir familial de Corse

On se fait toujours dire que lorsqu’on a un enfant, voyager devient beaucoup plus difficile. Et cela nous est effectivement arrivé. Pas pour les raisons habituelles… mais parce qu’il était même impossible de sortir de chez soi, pandémie oblige. Avec un bébé né en novembre 2020, en pleine deuxième vague, on se souviendra qu’il n’était pas question d’aller plus loin qu’à l’épicerie ou à la quincaillerie, et que le Québec a passé un hiver sombre sous l’emprise du couvre-feu. Qu’à cela ne tienne, au chaud dans notre chaumière, nous échafaudions des plans de voyage pour l’été, de liberté sur les plages italiennes, rêvant de montrer le monde à notre petit bonhomme. Honnêtement, une bonne part de nous n’y croyait pas, habitués que nous étions à annuler chacune des escapades timidement prévues dans la dernière année. Mais par miracle, le ciel s’est dégagé juste à temps, libérant une petite percée de lumière qui nous a permis de sauter dans un avion et de traverser l’Atlantique. D’un seul coup, le monde se rouvrait à nous après s’être rapetissé à l’extrême pendant des mois. Oui, nous avons dû composer avec les masques, avec les tests coûteux à n’en plus finir, mais nous avons enfin pu profiter de ce que le monde avait à nous offrir, et surtout montrer à notre petit Théodore que la vie, c’est beaucoup plus que les quatre murs de notre maison. Nous avons savouré chaque seconde de cet été de renaissance, et heureusement, parce qu’à notre retour, l’automne allait de nouveau nous plonger dans la noirceur. Mais ça, c’est une tout autre histoire…

Partir comme à 20 ans

PHOTO FOURNIE PAR SILVIA GALIPEAU

Début vingtaine, dans le deuxième métro parmi les plus vieux du monde, à Budapest (ou le plus vieux métro d’Europe continentale, comme ils disent là-bas)

J’ai attrapé le virus du voyage dans la jeune vingtaine. Sac au dos, en solitaire en Europe, avec une « Eurail Pass » et un Let’s Go en poche. Vous vous souvenez ? C’était l’époque ! J’ai visité les auberges de jeunesse de Paris, Vienne, Athènes ainsi, puis j’ai poussé vers l’est, à Budapest, Prague, Cracovie, Berlin. C’était le plaisir d’aller loin, toujours plus loin, seule au monde pour prouver à la planète entière (et à ma mère, aussi) que je savais me débrouiller toute seule, comme une grande (en buvant de la bière pas chère en plus). En grandissant, avec les enfants, les voyages se sont faits plus sages. Moins spontanés, assurément. Mais avec le temps, la garde partagée aidant, j’ai retrouvé cette légèreté. Exactement comme à 20 ans. Comment ? En troquant simplement le train contre une voiture, et en partant à l’aventure de l’autre côté de la frontière cette fois, là où la durée de mes vacances (deux semaines !) me porterait. Désormais, depuis quelques années, accompagnée de mon amoureux, je roule sans réel plan ni franche direction, au gré du vent (et des pleins). Avec la même insouciance qu’avant. Exactement. Une ville tous les deux jours. On s’est rendus jusqu’à La Nouvelle-Orléans comme ça, en passant par Chicago, Austin, San Antonio. Libres comme l’air, comme avant, comme nulle part ailleurs. Les voyages forment la jeunesse, dit-on. Mais pas que. Ils forment le caractère. Le cœur. Et les rêves aussi. Pour la vie. Ce sont ces rêves qu’on nous a gelés les deux dernières années.

Aller « ailleurs »

PHOTO FOURNIE PAR VALÉRIE SIMARD

Devant les splendeurs birmanes, en 2015

Jusqu’à l’âge adulte, voyager, pour moi, c’était partir en camping au lac Saint-Jean, à Québec ou à Sainte-Agathe à cinq dans une Mazda. Ou dormir dans un hôtel près du Stade olympique pour découvrir la grande ville avec un forfait famille. Un jour, j’ai compris qu’on pouvait aller « ailleurs ». À Old Orchard, où mes cousins allaient camper l’été. À Cuba, qui flashait ses plages et son eau cristalline sur un panneau planté dans l’interminable et glacial hiver saguenéen. Je rêvais de chaleur et de cocotiers. J’avais 16 ans la première fois que je suis sortie du pays ; 22 lors de mon premier vol en avion. Je n’ai toujours pas mis les pieds à Cuba. Ni à Old Orchard. Mais j’ai continué à voyager, loin. Pour l’adrénaline de partir vers l’inconnu, pour le son des vagues sur une plage hawaiienne, indonésienne ou mexicaine, pour le murmure de la radio locale dans les taxis déglingués, pour les parfums d’un dernier pad thaï sur Khao San Road, pour les sushis du marché Tsukiji à Tokyo, pour les ragots insulaires de Palau, pour les leçons de mandarin de Woody Hu et la potion secrète du philosophe DHo. Après avoir vu cet ailleurs et après un recul forcé par cette pandémie, j’ai aussi réappris à apprécier cet ici. L’air marin du fleuve, le majestueux fjord, se perdre dans le bois, ou sur la 132, voyager moins, prendre le temps. À cinq dans une Mazda, pourquoi pas ?

Vivre un moment privilégié de l’histoire

PHOTO FOURNIE PAR MARC CASSIVI

Notre chroniqueur Marc Cassivi et des camarades de classe dans le métro de Moscou

« Pardonnez mon indiscrétion, mais combien avez-vous payé vos billets ? » La dame devait avoir dans la cinquantaine. Une Américaine. Elle s’étonnait que des étudiants de 20 ans, qui n’avaient manifestement pas l’air riches, aient pu s’offrir d’aussi bonnes places au théâtre Bolchoï de Moscou. Je me souviens de son expression interloquée lorsque je lui ai répondu que, parce que j’étais étudiant à l’Université Lomonosov (pour un cours d’été), j’avais profité d’un tarif étudiant équivalent en roubles à environ… 2,50 $. Elle avait payé sa place au ballet au moins 50 fois plus cher. C’était mon premier voyage d’études. J’ai adoré cette impression de vivre un moment privilégié de l’histoire : celui du passage de l’URSS à la Russie au début des années 1990. J’habitais en résidence universitaire dans un grand immeuble stalinien. Une matinée, le plancher de la cafétéria qui menait aux cuisines était recouvert de larges traces de sang. On ne posait pas trop de questions… On achetait pour une bouchée de pain des bouteilles de vodka décapsulables (!) dans des kiosques où l’on vendait aussi du poisson séché en bordure de rues où circulaient quelques voitures de luxe ostentatoires dans le flot de vieilles Lada. Le premier McDo venait d’ouvrir. Le capitalisme sauvage remplaçait à la vitesse grand V sept décennies de répression communiste. Il y avait, d’un côté, les étudiants exultant d’optimisme avec qui je jouais au soccer et, de l’autre, les babouchkas à l’air résigné qui faisaient la file devant les bouches de métro pour vendre leur argenterie. J’ai assisté à un discours de Boris Eltsine, titubant sur scène, puis à une conférence de presse du candidat d’extrême droite Vladimir Jirinovski, dont j’avais tiré un reportage pour le journal étudiant. La Russie m’a depuis toujours fasciné. Pour le meilleur et pour le pire.

S’enfuir vers l’inconnu

PHOTO FOURNIE PAR MARIE TISON

La journaliste a trouvé le biscuit idéal pour célébrer l’ascension du sommet du Malawi, le massif Mulanje, à 3000 m d’altitude. Mais même à cette hauteur, il a été impossible de vérifier si le pays avait effectivement une forme d’arachide.

Dix-sept heures au bureau. Je ferme l’ordinateur. Pas question de perdre une seule seconde des vacances qui commencent. Je saisis le gros sac à dos qui a passé la journée à côté de moi. Je sors, marche deux coins de rue pour aller prendre l’autobus 747. Direction : l’aéroport ! Déjà, pendant le trajet, la coupure s’opère entre le boulot et les vacances. Ça se concrétise encore davantage à l’aéroport : s’enregistrer, déposer le bagage, passer la sécurité. L’avion décolle, la routine s’éloigne et je n’y penserai plus pendant trois semaines. Escale quelque part en Europe. Je ne suis plus une journaliste, je suis une voyageuse. Un autre vol vers l’Afrique. Arrivée au Malawi à la nuit tombée. Avec l’obscurité, la fatigue, le décalage horaire, le dépaysement est complet. C’est au matin que je me sens enfin en Afrique : je reconnais le chant d’un oiseau matinal. Partir en voyage, c’est décrocher, mais c’est aussi se raccrocher à quelque chose d’autre. Ce peut être un souvenir, une passion, ou encore une simple curiosité qui remonte à l’enfance : un livre, une bande dessinée, une émission de télévision, qui donne envie de visiter un pays, même 30 ou 40 ans plus tard. À l’école primaire, on nous distribuait une petite revue dans laquelle, chaque mois, un enfant présentait son pays en voie de développement. Le Malawi m’est resté en mémoire : l’enfant faisait remarquer que sur une carte, son pays ressemblait à une arachide, une des productions les plus importantes du Malawi. Un pays en forme de pinotte ! De quoi frapper l’imagination d’une enfant et lui donner envie d’aller voir un jour ce qu’il en est.

Sortir du temps présent

PHOTO FOURNIE PAR SYLVAIN SARRAZIN

Le choc fut aussi brutal qu’irréversible. Un long séjour en Égypte, un petit tour de chameau, et hop, on est accro aux aventures exotiques. Une véritable initiation à l’émerveillement, cultivée ici devant les pyramides de Gizeh.

Ce fut un choc pharaonique. À 18-19 ans, n’ayant que rarement quitté mon berceau du Pays basque, me voici propulsé inopinément à la bibliothèque d’Alexandrie, en Égypte, pour un stage de cinq mois. Naviguant entre la magnificence des vestiges antiques et l’exubérance de la culture égyptienne contemporaine, je traverse à dos de chameau une sorte de vie parallèle, où je pagaye en arabe, m’égare au sein du Caire, m’abreuve de jus de caroube, me repais de causeries locales, m’extasie devant des sites venus du fond des siècles. J’en reviens profondément exalté et chargé comme un mulet, aux sens propre et figuré. Un niais a succombé, un débrouillard est né. Cette dose inaugurale fut peut-être trop forte : depuis, comme un accro obsédé par son nirvana originel, je fouille les décors du monde pour tenter de raviver cette sensation de parenthèse hors du temps. Non pour constituer un tableau de chasse, mais pour traquer l’intensité de ces instants fugaces où l’on se détache de soi pour se voir voyager, où Je est un autre passager. Mais où diable se cachent-ils, ces défibrillateurs mondiaux de l’âme ? J’en ai certes déniché d’autres — dans les ruelles japonaises, sur la planète islandaise, au gré des sommets népalais, sur des sentiers quelque part entre Samarcande et les Andes —, mais cette quête du Graal laisse souvent un goût de « pas assez », sans doute parce que la naïveté de mes jeunes années s’est entre-temps évaporée. Alors si vous connaissez des lieux hors du monde qui permettent de s’évader hors de soi, par pitié, pointez-les-moi. Des pharaons anciens et un vendeur de légumes alexandrin ont placé la barre bien haut, tandis que le sablier vient de laisser couler deux années de trop.