En 1901, deux journalistes de La Presse ont participé à une course autour du monde. Un périple digne des aventures de Jules Verne. Récit, d’une prison de la Mandchourie aux rues de Paris.

27 mai 1901, en après-midi. Dans la salle de rédaction de La Presse, rue Saint-Jacques, le rédacteur en chef convoque les journalistes Lorenzo Prince et Auguste Marion. Il veut leur présenter sa dernière idée pour augmenter les ventes du journal. Une affectation vraiment spéciale. Un coup de marketing génial. Le projet le plus fou, ambitieux et spectaculaire de la jeune histoire de La Presse.

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Une de La Presse du 28 mai 1901

Une course autour du monde.

Contre cinq reporters d’Europe et des États-Unis.

Sans préparation.

Départ ?

Maintenant. Le train pour New York quitte la gare Bonaventure dans deux heures. Prince et Marion ont à peine le temps de remplir une valise. Ils s’en tiennent au strict minimum : passeport, chaussettes, foulards, crayons et calepins de notes. « Les blanchisseuses ne feront pas une fortune avec nous », s’amuse Prince.

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Lorenzo Prince

Lorenzo Prince, 29 ans, est le journaliste vedette de La Presse. Un ovni dans l’univers médiatique de l’époque. La politique l’indiffère. Ce qui le passionne, ce sont les grands reportages. Les coups d’éclat. L’hiver précédent, il avait organisé une croisière sur le fleuve, en plein hiver, pour prouver que le Saint-Laurent était navigable toute l’année.

Auguste Marion, lui, a « 50 ans bien sonnés ». Sa passion : les voyages. À l’époque, les Canadiens français commencent à découvrir le monde. C’est une période de progrès remarquables. Les frères Wright viennent de construire leur premier planeur. Les bateaux vont plus vite. Les trains aussi. Les Russes terminent le Transsibérien.

Le tour du monde en 80 jours de Phileas Fogg – le héros du roman de Jules Verne – n’est plus une utopie. C’est une possibilité.

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Une de La Presse du 29 mai 1901

Sur le quai de la gare Bonaventure, Prince et Marion réfléchissent au parcours qu’ils emprunteront. Le train jusqu’à New York. Le bateau jusqu’en France. Ensuite, le train vers Moscou, la Sibérie, Vladivostok. Un traversier pour se rendre au Japon. Un paquebot vers Vancouver. Et finalement, le train jusqu’à Montréal.

Si tout va bien, estiment-ils, ils seront de retour dans 60 jours.

Sauf que le voyage ne se passera pas comme prévu.

Ils partiront ensemble.

Ils reviendront séparément.

Après avoir été attaqués, arrêtés et emprisonnés.

Emprisonnés en Mandchourie

Les premiers jours du périple sont sans histoire. En France, Lorenzo Prince et Auguste Marion sont accueillis par les journalistes du quotidien Le Matin avec des coupes de champagne. Mais la fête sera de courte durée. Après tout, ils sont impliqués dans une course. Chaque heure compte. Et à Montréal, la direction de La Presse prend la compétition au sérieux.

  • Une de La Presse du 4 juin 1901

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    Une de La Presse du 4 juin 1901

  • Une de La Presse du 5 juin 1901

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    Une de La Presse du 5 juin 1901

  • Une de La Presse du 6 juin 1901

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    Une de La Presse du 6 juin 1901

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Chaque jour, dans la une, on indique les distances parcourues. On analyse les positions des concurrents. On fait des projections. Comme si c’était un match de hockey. Prince et Marion traversent rapidement l’Allemagne, le territoire de la Pologne, la Russie et la Sibérie. Si bien qu’ils atteignent le lac Baïkal – la mi-parcours de leur voyage – en seulement 19 jours.

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Une de La Presse du 15 juin 1901

C’est aussi ici, à Irkoutsk, que commencent leurs problèmes. Les communications avec la rédaction de La Presse se raréfient. « Il est très difficile de télégraphier dans ce pays, explique Prince. Dans la plupart des bureaux, on refuse les télégrammes en lettres latines. Et comme nous ne savons pas le russe… »

Pendant trois semaines, La Presse perd la trace de ses deux envoyés spéciaux. Et fait semblant de ne pas s’en inquiéter. « Pas de nouvelles, bonnes nouvelles », écrit la direction du journal, peu convaincante.

Passé le lac Baïkal, « les trains ne marchent guère plus qu’à 4 ou 5 kilomètres à l’heure. Vous pouvez croire que le trajet est ennuyeux », note Prince, dans une lettre qui parviendra à Montréal quelques jours plus tard. À Sretensk, au nord de la Mongolie, une locomotive tombe en bas d’une voie. Les journalistes perdent une précieuse journée. Ils en profitent pour aller faire de la prospection dans les environs.

« L’or et les pierres précieuses ne sont pas à fleur de terre », se désole Prince.

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Une de La Presse du 29 juin 1901

Après un long trajet, ils arrivent enfin sur les rives du fleuve Amour, qui sépare la Russie et la Chine. Ils ont prévu le descendre en bateau – comme l’ont fait leurs rivaux avant eux. Sauf que le fleuve s’est asséché. Il est à peine navigable. Les locaux estiment qu’il leur faudra dix jours pour atteindre leur prochaine destination. Trop long.

Lorenzo Prince et Auguste Marion se rabattent sur une carte des chemins de fer russes, trouvée à Moscou. Ils remarquent l’existence d’une route qui traverse la Mandchourie, dans l’extrême-est de la Russie. « Une contrée jamais explorée par les Canadiens », selon Prince. Ils foncent vers l’inconnu. « Les ingénieurs de la compagnie nous dirent que nous étions les premiers journalistes du monde entier à passer par cette ligne », raconte Prince.

Pour une bonne raison.

Le chemin de fer n’est pas terminé.

Quarante mille Chinois sont en train de construire les 400 milles manquants. Ce qui force Prince et Marion à effectuer des portages. Pendant trois jours et trois nuits, ils parcourent 300 milles à cheval avec des locaux.

Ce qu’ils voient les choque. Des enfants de 8 ans sont laissés à eux-mêmes. Les adultes sont sous-éduqués. La Mandchourie, déplore Prince, est « un pays infesté de voleurs et de brigands ». Des bandits chinois attaquent d’ailleurs leur convoi et obtiennent une rançon.

Épuisés, Prince et Marion s’arrêtent dans le village d’Ahack. Ils ne sont pas les bienvenus. Deux Français viennent de voler 8000 roubles à des commerçants locaux en forgeant des billets de banque. Les autorités ordonnent l’arrestation de tous les étrangers.

Surtout les francophones…

Les deux Montréalais entrent dans le village, une carabine Winchester sous le bras. Ils sont aussitôt arrêtés. Dans l’énervement, Marion échappe son passeport. Un soldat le récupère. Prince dit avoir perdu le sien. Un mensonge.

Marion, querelleux, est accusé d’avoir troublé la paix. Prince, d’avoir voyagé sans papiers. Ils sont amenés dans une hutte souterraine, où ils passent la nuit. Le lendemain, c’est l’interrogatoire. La police confisque toutes les photos amassées depuis le début du voyage. Des documents précieux. On peut notamment y voir des prisonniers russes, en Sibérie, « qui marchaient en portant leurs chaînes, sous l’œil de Cosaques ».

Après 16 heures de détention, Prince obtient sa libération, grâce à l’intervention de la femme d’un commandant qui parle le français. Mais les Russes n’ont pas apprécié les manières de Marion, qui restera en captivité.

Prince, désormais seul, reprend la route. La compétition devient secondaire. Il pense plutôt au sort de son confrère, prisonnier dans cette région hostile. « On ne peut pas dire que la Russie est une contrée civilisée, du moins la Russie de l’Asie. Il [devient] énervant de voyager dans un district semblable. »

Dans le train qui le mène à Vladivostok, Prince contemple des paysages qui lui rappellent l’Ouest canadien. Il note que « les arbres, au lieu de pousser verticalement sur les montagnes, occupent des positions horizontales ». Il pleut. Abondamment. « Des ondées diluviennes brouillent le paysage et vous procurent une illusion beaucoup moins esthétique : celle de se trouver au centre d’un aquarium. »

De Vladivostok, Lorenzo Prince prend un bateau jusqu’au Japon. Le 9 juillet, il atteint Yokohama. Puis il embarque dans le premier navire en direction du Canada, pendant que Marion, enfin libéré, traverse la Mandchourie.

Retour triomphal à Montréal

Lorsque La Presse reçoit finalement des nouvelles de ses deux reporters, Lorenzo Prince est déjà sur un paquebot dans le Pacifique. La direction s’enthousiasme. Selon ses projections, en dépit des embûches, Prince a encore des chances de gagner la course. Il se trouve à égalité avec Charles Fitzsimmons, un journaliste de Chicago.

Le 24 juillet, Lorenzo Prince arrive en Colombie-Britannique. Il est vidé. Dans le train le ramenant à Montréal, il envoie une dépêche avec ce qui est probablement la signature la plus exotique de l’histoire du journal : « Sur l’Imperial Limited, à toute vitesse. »

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Une de La Presse du 27 juillet 1901

« Les sentiments de joie et d’amour qui m’assaillirent lorsqu’enfin, je sentis mon pied fouler le sol canadien, étaient bien naturels, écrit-il. Après tout, le Canada est le plus beau des pays. Il possède des beautés telles qu’on n’en rencontre nulle part ailleurs. »

Sur le chemin du retour, la controverse rattrape Charles Fitzmorris. L’Américain a complété le tour du monde en 60 jours. Sauf qu’il est disqualifié pour avoir nolisé à grands frais des trains et des bateaux privés. Ce qui était interdit.

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Une de La Presse du 29 juillet 1901

Lorenzo Prince se retrouve donc en tête de la course autour du monde. « Prince est en train de prouver que les Canadiens sont bons à quelque chose », se réjouit La Presse.

Le 31 juillet en début de soirée, 64 jours et 11 minutes après son départ, Prince retrouve sa ville. Montréal. À la gare Windsor, des milliers de personnes l’attendent. Vingt-cinq policiers montent la garde le long des rails. Lorsque le sifflet de la locomotive se fait entendre, la foule ne peut se contenir. « Elle franchit le cordon d’hommes de police et se porte en avant du train, rapporte La Presse. Sur la plate-forme d’un des derniers chars apparaît M. Prince, gras et bien portant, comme s’il revenait d’un voyage de santé. »

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Une de La Presse du 31 juillet 1901

Sur le quai, dans les corridors, dans le hall, les Montréalais crient le nom du globe-trotter.

« Vive Prince ! »

« Vive La Presse ! »

« Hourra pour les Canadiens ! »

Lorenzo Prince peine à se frayer un chemin dans la foule compacte. La police doit l’entourer et l’escorter jusqu’à la rue, où une voiture à cheval l’attend. Le chauffeur salue le héros du jour.

« Où puis-je vous reconduire, M. Prince ?

À La Presse. »

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