Ce ne sont pas des «servantes de bar» (barmaids), mais des érudites du cocktail. Les femmes sont de plus en plus nombreuses derrière le zinc et elles remportent les grands concours internationaux. Nous vous en présentons quelques-unes.

Des expertes de la mixologie

Le mois dernier, Kaitlyn Stewart est devenue la «meilleure bartender au monde» à la suite de sa victoire au World Class, un immense concours organisé par Diageo, multinationale des produits alcoolisés. Les femmes sont nombreuses comme jamais, derrière le bar, et elles montent sur les podiums des concours de cocktails les plus prestigieux.

Aucun classique ne leur échappe. Elles vous préparent un boulevardier, un vieux carré, un bamboo ou un french 75 en un tournemain. Peut-être qu'elles vous suggéreront même quel gin et quel vermouth marier pour que votre negroni goûte le ciel. Disons qu'on est loin d'un épisode de Barmaids 2, où une des protagonistes se demande si elle devrait ou pas se faire poser de gigantesques implants mammaires.

Le terme «barmaid» n'est d'ailleurs pas utilisé dans le milieu des bars à cocktails. «Barman» ne fait pas non plus l'affaire. On dira plutôt «bartender», mot neutre et non sexué.

Après, il y a l'image. «Moi, en tant que femme, je fais comment pour rivaliser avec ce stéréotype du bartender à moustache et à bretelles?», lance Kate Boushel, de l'Atwater Cocktail Club, qui a mis un peu de temps à trouver sa place dans tout ça.

Kaitlyn Stewart, elle, est bien loin de la petite controverse qui a secoué le milieu québécois du cocktail à la diffusion de la première saison de Barmaids. Plusieurs bartenders québécoises ont été offusquées par l'image projetée de leur métier, mais certaines plus encore par l'effort de quelques collègues masculins pour venir à leur défense sans les consulter, avec la parodie Bartenders. Mais tout ça est aujourd'hui chose du passé.

Le seul commentaire que Kaitlyn a émis sur le sujet de la représentation des femmes dans le milieu du bar, nous l'empruntons à esquire.com: «Dirions-nous: "Mon Dieu, ça fait trois ou quatre hommes de suite qui remportent World Class"? Non. Mais quand des femmes gagnent deux fois de suite, c'est important. C'est comme si ça voulait dire: on est ici pour rester. Et je suis quand même fière de faire partie de ça.»

Récemment, l'accession d'une jeune femme à un poste de bartender senior dans une institution de Londres a fait les manchettes. C'était la première fois en 100 ans!

Mais revenons à Kaitlyn, qui est en effet la deuxième femme à avoir gagné le World Class en autant d'années. Les sept concours précédents ont été remportés par des collègues de sexe masculin. Sur 57 concurrents, cette année, il y avait 5 femmes. Moins de femmes dans le milieu? Moins de fibre compétitive? Un peu des deux peut-être.

Celle qui tient le bar du Royal Dinette à Vancouver depuis l'ouverture, il y a deux ans, n'avait participé qu'à une poignée de concours locaux. C'est une collègue et ancienne finaliste, Lauren Mote, qui lui a suggéré de soumettre sa candidature à World Class.

«Je suis arrivée là avec l'attitude d'une fille qui voulait apprendre et qui était tout simplement heureuse de côtoyer plein de bartenders extraordinaires», nous a-t-elle raconté, au téléphone.

«Dès le premier jour de compétition, j'ai traité les juges comme s'ils étaient des clients assis à mon bar. Je suis restée naturelle, dans la mesure du possible. Je pense que le fait d'avoir projeté une personnalité enjouée et accessible a joué en ma faveur.»

Si elle est aussi à l'aise et sociable, c'est peut-être parce que la femme de 31 ans a aujourd'hui 12 années d'expérience derrière le bar.

Pour preuve, sa manière ludique de rembarrer les clients machos (en les confortant un peu dans leur machisme). Un exemple? «Il y a beaucoup d'hommes d'affaires à mon bar. De temps en temps, il y en a un qui commande sans le savoir un cocktail servi dans une coupette. Il demande alors d'avoir un "vrai verre d'homme"! Je lui réponds qu'il n'y a rien de plus viril que de boire dans un verre dont la légende veut qu'il ait été créé en l'honneur d'un des seins de Marie-Antoinette.» Tout d'un coup, le cocktail a bien meilleur goût!

Pendant ce temps, à Montréal...

Comme toute métropole foodie qui se respecte, Montréal a vu les bars à cocktails ouvrir par dizaines ces dernières années. Les restaurants se sont également dotés de «programmes cocktails» dignes de ce nom.

Attirées par l'aspect créatif d'un métier qui n'avait pas nécessairement besoin de se pratiquer en décolleté plongeant et talons hauts, des femmes se sont lancées. Fanny Gauthier (Ateliers et saveurs), Gabrielle Panacchio (Le Lab), Kate Boushel (Atwater Cocktail Club), Val Chagnon (Nacarat), Émilie Loiselle (Nacarat), Frédérique Leblanc (Cloakroom), Sabrina Mailhot (Coldroom) et bien d'autres ont répondu à l'appel du cocktail artisanal.

Un groupe Facebook privé, Les Grandes Dames du cocktail, a même vu le jour pour permettre aux femmes d'échanger sur les réalités (féminines) du métier.

En voici une, racontée par Frédérique Leblanc: «Si, derrière le bar, il y a un hipster barbu avec un noeud papillon et moi, le client va presque toujours aller vers le gars, parce qu'il imagine qu'il aura un meilleur cocktail. Ça, ça m'offusque!»

Kate Boushel vit parfois la même discrimination, mais ressent une petite victoire à chaque client qu'elle réussit à impressionner avec ses mouvements élégants et ses cocktails impeccables.

«Des fois, je suis la seule bartender et les clients commandent à mon bar-back [son assistant]. Ça me fait toujours un petit velours quand je l'entends répondre: "Katherine sera avec vous dans un instant"!»

Plus on évolue dans le milieu, plus on serait admiré pour ses compétences, croit pour sa part Sabrina Mailhot, qui est récemment passée du pub Bishop and Bagg au Coldroom. «J'ai souvent des compliments de clients et clientes qui me regardent travailler.»

Reste que la présence de concours par et pour les femmes bartenders, comme le populaire Speed Rack, celle de groupes de coquetéliennes sur Facebook de même que l'existence d'associations de «femmes dans le milieu du whisky», entre autres, démontre qu'il y a encore du chemin à faire.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

À chacune son histoire

Quatre femmes qui travaillent derrière le bar parlent de leur réalité.

Frédérique Leblanc, Cloakroom Bar

Les parents de Frédérique lui ont offert un cours de bar pour ses 18 ans. Il n'en fallait pas plus pour que la jeune femme ait la piqûre. Sa première expérience sérieuse à préparer et servir des cocktails, elle l'a eue au Datcha. Son patron, Simon l'Espérance, l'a formée de manière militaire.

«Il me faisait laver les bouteilles et tout apprendre à leur sujet. Je servais des cocktails, mais aussi beaucoup de vodkas-sodas.» Ont suivi le Kabinet, adorable petit bar de poche qui communique avec le Datcha, le Spirithouse, puis le Tiradito. Une demi-année au Four Seasons de Whistler lui en a appris beaucoup sur le service cinq étoiles.

Et voilà que Frédérique travaille au Cloakroom, un des bars les plus classe en ville. Ici, on travaille sans menu. La relation bartender/client(e) est au coeur de l'expérience, un défi pour la jeune femme qui a dû travailler fort à se dégêner.

Étudiante en gestion de la restauration à l'ITHQ, elle se voit ouvrir un bar, dans quelques années encore.

Ce qu'elle aime boire: «Quatre-vingt-dix pour cent du temps, c'est de la bière (stout), puis de temps en temps, j'aime bien un bon manhattan au rhum.»

Ce qu'elle aime servir: Des cocktails simples, avec peu d'ingrédients, qui contiennent du vermouth et/ou de l'amaro.

Val Chagnon, Nacarat

Son premier emploi de bar était purement alimentaire. Mais lorsqu'elle est arrivée à La Distillerie, en 2008, Val s'est fait prendre au jeu. «Je lisais toutes les étiquettes de bouteilles de spiritueux. Je goûtais quand c'était possible. J'ai commencé par les whiskys. Ça sentait la vanille. J'aimais ça!»

Bien qu'elle se dise autodidacte, elle reconnaît avoir appris auprès de certains bartenders d'expérience, comme Alexandre Genest (aujourd'hui copropriétaire des Affamés) et Graham Warner (Le Mal nécessaire).

Au chic Nacarat, bar de l'hôtel Reine Élizabeth radicalement revampé, elle vit sa deuxième expérience dans un contexte plus gastronomique. «J'aime l'aspect service à la clientèle, le fait de côtoyer la cuisine et la permission qu'on a d'y aller à fond dans l'aspect geek du cocktail.»

Néanmoins, Val ne se voit pas derrière un bar à temps plein encore très longtemps. Avec son amoureuse, elle a lancé une agence d'importation privée et organise des bars éphémères au nom de leur entreprise, Scissor Shack.

Ce qu'elle aime boire: «J'ai des rages de prosecco, des rages de negroni ou de margarita ou de bière ou de vins oxydatifs. Ça dépend de mon état général et du temps qu'il fait.»

Ce qu'elle aime servir: «J'aime sortir les gens de leur zone de confort, leur faire aimer un spiritueux qu'ils n'aiment normalement pas, par exemple.»

Kate Boushel, Atwater Cocktail Club

Doyenne de notre quatuor, Kate a fait un retour derrière le bar après avoir travaillé en relations publiques pendant quelques années. C'est en s'occupant des communications pour Made With Love, concours national de mixologie, qu'elle a eu envie de redécouvrir l'univers du cocktail. Celui-ci avait bien changé depuis l'époque où elle faisait des cosmopolitans au défunt bar Le Pistol, boulevard Saint-Laurent.

Maintenant qu'elle est dans la trentaine, elle ne nie pas que les horaires de bar et l'omniprésence de l'alcool peuvent facilement devenir malsains. «Pour durer dans ce milieu, il faut prioriser sa santé et prendre soin de soi. C'est aujourd'hui une grande tendance, dans l'industrie, de parler de ces choses-là : comment ne pas trop boire, dormir suffisamment, se discipliner pour faire de l'exercice, etc.»

Si Kate considère qu'elle a encore bien des choses à apprendre et à vivre derrière le zinc, elle ne nie pas rêver de devenir un jour ambassadrice de marques de spiritueux. Pour elle, ce métier en pleine émergeance combine tous les éléments qui la comblent professionnellement.

Ce qu'elle aime boire: «Donnez-moi un bamboo (xérès, vermouth, amer), un penicillin (scotch tourbé, miel, gingembre), un Naked and Famous (Aperol, mezcal, Chartreuse jaune, lime) ou un sbagliato (vermouth, campari, prosecco) et je serai heureuse.»

Ce qu'elle aime servir: «Ces temps-ci, j'accorde une attention particulière au xérès, aux amers et aux spiritueux à base d'agave.»

Sabrina Mailhot, The Coldroom

Même si sa mère avait travaillé dans les bars et restaurants, Sabrina n'était pas une serveuse/bartender née. De son propre aveu, elle était plutôt nulle à ses débuts. Elle s'est bien rattrapée.

Aujourd'hui, après des expériences fort variées, autant dans des restaurants Apportez votre vin que dans des boîtes de nuit, la jeune femme a même la fibre compétitive.

«J'ai découvert l'univers des concours et j'ai commencé à être nerd!», lance l'ambitieuse coquetélienne. Depuis quelques années, elle co-organise Made With Booze, une épreuve amicale où le public est juge. Deux bartenders s'affrontent, pour accéder au prochain tour. D'abord lancé en boutade, tandis qu'elle travaillait au pub Bishop & Bagg, le concours prend de l'ampleur.

«Moi, j'aime créer une expérience complète pour les clients et ça commence avec l'accueil. Je pose beaucoup de questions, pour bien saisir leurs goûts. Mon but ultime, c'est toujours de servir aux gens ce qu'ils veulent, même quand ils ne savent pas vraiment eux-mêmes ce qu'ils veulent!»

Ce qu'elle aime boire: Du vin rouge et des piscos sours.

Ce qu'elle aime servir: «Mes cocktails sont pas mal toujours des twists de classiques, puisqu'ils sont éprouvés et infinis.»

Photo fournie par Diageo

Kaitlyn Stewart, bartender de Vancouver, a remporté le prestigieux concours World Class 2017.