Oui, merci, ça va. Délicieux. J'adore. J'ai presque fini. J'arrive. Je t'attends. Ça va bien aller. Promis. Je vais t'aimer. Toujours. Tout le monde, tout le temps. Au moins deux fois par jour, dit-on: nous mentons. Des grands, mais surtout des petits mensonges, ici et là, parfois par convention, souvent par omission. Est-ce bien? Est-ce mal? Est-ce possible de justifier un bon usage du mensonge? Portrait d'un débat.

Le mensonge éthique

Depuis la nuit des temps, l'homme ment. Pour se protéger, bien sûr: viens ici, gentil toutou, je ne te ferai pas de mal. Mais souvent, aussi, pour protéger l'autre: promis, je ne te quitterai jamais. Oups.

Cela étant dit, éducation oblige, nous avons tous plus ou moins été élevés dans l'apologie de la sincérité. Non, je ne mentirai pas.

Les grands philosophes ont tous également fait l'éloge de la vérité, et donc dénoncé la laideur du mensonge. Relisez vos classiques. Platon et Kant n'avaient rien de bon à dire sur le mensonge. Mentir, c'est mépriser l'autre.

Comme s'il ne méritait pas de savoir la vérité. Dur à justifier.

N'empêche. La question se pose. Faut-il pour autant dire toute la vérité à une personne mourante? À une amie dépressive? À un patron malcommode? En un mot: est-ce possible de trouver une justification éthique au mensonge?

«Non, non, non. Il n'y a aucune bonne raison de mentir», répond l'auteur Michel Fize, à qui l'ont doit Les menteurs: pourquoi ont-ils peur de la vérité? «Les relations humaines doivent être basées sur la confiance, déclare-t-il. Si on ne peut pas croire à la parole de l'autre, il n'y a pas de vie sociale possible. C'est même invivable», affirme le sociologue, pour qui même le père Noël constitue carrément «un mensonge effroyable».

Pas nécessairement amoral

Le philosophe français Éric Fiat a publié il y a quelques années un essai tentant précisément de concilier mensonge et éthique. Dans «Le mensonge, du point de vue de l'éthique» (dans la revue Soins Pédiatrie-Puériculture), il affirme que, quoique laid et souvent mesquin, le mensonge n'est pas nécessairement amoral pour autant. Selon lui, nous avons aussi tous le droit, parfois même le devoir (dans le cas d'un enfant malade, notamment) «au for intérieur, au silence, au secret, et même à la fiction», tant que cela demeure «exceptionnel», nuance-t-il.

C'est le fameux droit au «jardin secret», ce droit de ne pas «tout dire», parce que quoi qu'on en dise, non, toute vérité n'est pas bonne à dire. Et surtout pas n'importe quand. Parfois oui, une habile omission vaut mieux qu'une brutale vérité.

Qui, en effet, a envie de savoir qu'on a eu une journée affreuse, que la coupe de cheveux de la voisine est à mourir ou que non, ton père n'était pas ce héros que tu crois? Oui, parfois, mieux vaut se taire. Tout est question de délicatesse, de sensibilité, renchérit la psychothérapeute et conférencière Sarah Serievic, spécialiste des psychodrames, l'art que nous avons tous de mettre en scène nos comportements, bref, de mentir.

«Éthiquement, il n'y a qu'un repère, résume l'auteure de Rompre avec nos rôles. Si l'intention est positive, si c'est pour faire du bien, sauver une personne, valoriser une image, alors oui, il y a un bon usage du mensonge, tranche-t-elle. D'ailleurs, ça n'existe pas, ne pas mentir. C'est impossible.»

Illustration Francis Léveillée, La Presse

Le mensonge social

«Moi, je suis la pire! La plus grande menteuse du monde! Regarde-moi: je ne sors jamais de chez moi sans maquillage, je me parfume, j'ai des mèches dans les cheveux, je marche sur trois pouces de talons! Et ce n'est pas mon cas, mais combien de filles que je connais ont aussi de faux seins, de faux cils, de faux ongles!»

Certes, la décence nous oblige à trouver le mensonge «dégoûtant», mais quand on y pense un instant, «on ment tous, tout le temps», laisse tomber Caroline, 35 ans.

Vous connaissez beaucoup de femmes qui ne teignent pas leurs cheveux gris, vous? Beaucoup de mères qui avouent à leurs enfants qu'elles trouvent atroces leurs colliers en macaronis? De copines qui vont vous dire que vous avez pris quelques kilos pendant vos vacances, ou que votre nouvelle conquête est un imbécile fini? «Des fois, il est inutile de mettre quelqu'un dans le doute. Inutile d'être transparent. Ça va faire douter l'autre et cela peut faire de la peine inutilement.»

Parfois, croit la jeune femme, il est même carrément important de mentir. Imaginez que vous passez une entrevue pour un emploi. Bien évidemment, vous allez affirmer que vous êtes ponctuel, perfectionniste, et que vous aimez travailler en équipe! «C'est quasiment important de savoir se servir du mensonge quand c'est le temps!», croit-elle.

Important? Les avis sont très partagés.

Contre

D'un côté, le sociologue Michel Fize ne le croit pas. Nullement. «Je crois qu'il n'y a aucune bonne raison au quotidien d'utiliser l'arme du mensonge.» Car ne vous y méprenez pas, dit-il, le mensonge est en effet une arme: «Une arme de pouvoir, pour s'imposer, obtenir plus, davantage de gratification, de satisfaction.»

Il n'y a qu'à penser aux hommes politiques qui, à chaque campagne électorale, font un salmigondis de promesses «qu'ils ne tiennent pas une fois élus». «C'est une arme de pouvoir. Et plus on monte dans la hiérarchie sociale, plus on trouve le mensonge bien installé», dénonce-t-il.

Selon lui, ceux qui préfèrent le mensonge poli à la vérité parfois brutale font aussi le choix de la facilité. «Le mensonge, c'est simple, c'est un réflexe, ça ne demande aucun travail intellectuel.» Mieux vaut dire la vérité, quitte à l'adoucir («Je préférais ta coupe de cheveux avant»), notamment parce que «l'autre n'est pas dupe».

Pour

Toujours? La psychothérapeute Sarah Serievic n'est pas de cet avis. Bien au contraire. Socialement, il ne sert à rien de répondre crûment au banal «Ça va?» matinal. «Tout le monde n'est pas prêt à accueillir qu'on ne va pas. Il n'est pas adéquat de dire qu'on ne va pas si le contexte ne s'y prête pas.» Tout comme il n'est pas adéquat de dire à un mourant en détresse qu'il ne lui reste plus que quelques heures à vivre, ou à une copine déprimée qu'elle a vraiment mauvaise mine. «Il est important, quand on est en relation avec quelqu'un, de capter son état d'esprit, explique la thérapeute. Ce n'est pas toujours le moment de lui dire toute la vérité. Il faut stimuler l'autre, l'encourager, l'aider à aller dans le sens de son évolution», croit-elle.

En un mot, dans toute relation sociale, un peu de nuance et de doigté s'imposent, car «chaque cas est unique», résume-t-elle.

Illustration Francis Léveillée, La Presse

Le mensonge amoureux

«Je n'ai jamais aimé quelqu'un comme toi. Je t'aimerai toujours. Et toi?» Qu'est-ce qu'on répond à ça quand on a un passé, un avenir, bref, quand on sait très bien qu'en toute sincérité, on a déjà aimé et qu'on va certainement aimer encore?

Guillaume, 39 ans, ne se voit pas comme un «grand menteur», mais il avoue candidement mentir «couramment». À sa blonde, notamment. Souvent souvent. «Quelque part, répond-il, on exige des autres qu'ils nous mentent. On les met dans des positions intenables où ils sont obligés de nous mentir pour préserver leur ego.»

Quand sa copine lui dit qu'elle l'aime, par exemple, quand elle ajoute qu'elle n'a jamais rencontré quelqu'un comme lui et qu'elle ne veut plus connaître que lui, comment être parfaitement honnête? D'un naturel plutôt volage, Guillaume ne le cache pas, il préfère jouer avec les mots, la rassurer et lui dire ce qu'elle veut bien entendre plutôt que de lui révéler froidement la vérité et risquer du coup de la blesser.

 «Je préfère une vie parsemée de mensonges à une relation conflictuelle basée sur la vérité, confie-t-il. J'aime mieux vivre avec une grosse tempête éventuelle qu'avec un manque de confiance au quotidien.»

«Où étais-tu? Avec qui?» À une époque où la transparence est de mise, où nos allées et venues sont souvent traquées sur les réseaux sociaux, difficile de conserver son sacro-saint «jardin secret». «Il y a quelque chose dans notre époque, on exige beaucoup de transparence, mais c'est invivable à un moment donné.» D'où son choix d'opter pour le mensonge: «Parce que si je dis la vérité, je risque de la blesser, et on est partis pour une semaine, un mois de m...»

Parce que, oui, croit-il, parfois «la vérité fait plus mal que le mensonge».

Contre

«Ce qui va détruire l'autre, c'est de ne pas savoir la vérité», croit pour sa part le sociologue Michel Fize. «Si l'autre soupçonne une liaison, par exemple, et qu'il y a déni, l'autre va souffrir davantage.»

Certes, concède-t-il, nous avons tous droit à notre intimité, à notre fameux «jardin secret». Il n'est pas utile de tout dire. Il n'est pas non plus nécessaire de raconter à notre tendre moitié tous les détails de notre journée si ces détails ne la concernent pas. «Il y a mensonge, par contre, si on nous pose des questions et qu'on répond à côté, précise-t-il. Le mensonge est dans l'interaction.»

Et, selon lui, rien ne peut justifier de tels mensonges. Tout particulièrement dans les relations de couple, où, en cas de difficultés, il est d'autant plus important de se parler. «Non, non et non. Sinon le mensonge va finir par devenir une mécanique implacable qu'on ne maîtrise plus. Un réflexe. Les relations humaines doivent être basées sur la confiance», répète-t-il.

Pour

À nouveau, la psychothérapeute Sarah Serievic n'est pas tout à fait de cet avis. Tout dépend des circonstances, nuance-t-elle. Du contexte. Des histoires, finalement. Si votre mari vit des difficultés professionnelles, par exemple, et qu'il se sent dévalorisé, est-ce vraiment le moment de lui dire qu'effectivement, en toute vérité, il a gaffé, et qu'en prime, vous êtes insatisfaite au lit? Bien sûr, ce sont des questions importantes qu'il faudra un jour aborder, mais là, maintenant?

«Oui, il y aura un moment pour en parler. Mais s'il est dans une période de grande fragilité, ce n'est pas le moment», confirme la thérapeute.

Au-delà de la vérité pure et dure, donc, l'important est toujours de «capter le niveau de fragilité de l'autre», rectifier le tir et, ultimement, «pouvoir valoriser l'autre».

Illustration Francis Léveillée, La Presse