Depuis son lancement en 2013, l'application Facetune, téléchargée des millions de fois dans le monde, a laissé sa marque sur bon nombre d'égoportraits publiés sur les réseaux sociaux, non sans conséquence sur l'image corporelle des jeunes, qui n'hésitent plus à l'utiliser. Alors que certains influenceurs dénoncent ses conséquences sur l'image corporelle, la majorité de ceux qui l'utilisent ne souhaitent pas en parler. Un tabou qui perdure malgré la popularité de l'application.

Des yeux un peu plus grands. Une peau plus lisse. Un nez aminci. L'application Facetune (payante) et sa petite soeur Facetune2 (fonctionnalités de base gratuites) ont rendu accessible à tous la retouche photo. «Une application qui vous aide à ressembler à une vedette d'Hollywood», a écrit le New York Times lors du lancement de Facetune.

Cette application de l'entreprise israélienne Lightricks n'est pas la seule qui permet d'appliquer des filtres ou de modifier son visage, en dehors de Snapchat. Mardi dernier, Martha Stewart a confié qu'elle utilisait FaceApp dans une publication sur Instagram. Mais Facetune est certainement l'une des plus populaires et des plus abouties.

Selon Nellie Brière, spécialiste des réseaux sociaux, il ne fait pas de doute que l'application est utilisée par plusieurs sur Instagram, incluant les jeunes. 

«C'est extrêmement populaire. Si vous n'êtes pas un natif du numérique, c'est facile de juger. Mais il y a une culture chez les plus jeunes qui met beaucoup de pression sur l'apparence. Avec cette application, ça peut être assez facile de devenir une autre personne. Mais ceux qui l'utilisent essaient de faire en sorte que ça ait l'air de maquillage.»

Un sujet tabou

Il faut avoir l'oeil aiguisé pour déterminer qui utilise cette application sur Instagram. Dans le milieu des influenceurs, on sait que plusieurs s'en servent, mais peu osent l'admettre. La Presse a contacté une dizaine d'influenceurs ainsi qu'une agence qui en représente 40 autres. Seuls trois d'entre eux, qui utilisent peu ou pas Facetune, ont accepté de répondre à nos questions.

«Dans mon milieu, oui, des gens s'en servent, affirme Cynthia Dulude, youtubeuse beauté et maquilleuse professionnelle. Je suis beaucoup de comptes beauté. Que ce soit pour accentuer le maquillage ou accentuer des traits, Facetune est utilisée.» 

Cynthia Dulude précise qu'elle a téléchargé Facetune, mais qu'elle s'en sert très peu, et jamais pour modifier son visage.

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, LA PRESSE

Sur cette photo, légèrement éditée dans Facetune2, nous avons lissé la peau de Naomi, aminci son visage et sa mâchoire et effacé quelques rougeurs.

Même chose pour Pierre-Olivier (PO) Beaudoin, ancien mannequin et youtubeur à ses heures, qui compte 51 000 abonnés sur Instagram. Il dit utiliser Facetune2 lorsqu'il n'a pas accès à Lightroom, un logiciel d'édition de photos pour les professionnels. «Sur Instagram, il y a un style dans mes photos, c'est esthétique. J'essaie de faire rêver les gens. Alors, je travaille l'éclairage, les couleurs. Mais je ne change rien sur mon visage. Je ne me rajoute pas de muscles et je ne m'amincis pas.» 

Chloé Dumont, influenceuse suivie par 56 000 abonnés sur Instagram, déclare plutôt faire appel à un photographe professionnel pour ses images publiées, «sans retouches», précise-t-elle. «Je prône l'acceptation de soi et je n'ai jamais caché mon corps post-partum avec mou de bedaine et mes vergetures! Ce n'est tout simplement pas une application qui me convient puisque je sais qu'il est possible de modifier notre corps au complet avec ça, ce que je trouve ridicule.»

Selon Nellie Brière, le fait que peu de personnalités osent dire ouvertement qu'elles ont recours à de telles applications «illustre un malaise avec notre droit à vouloir modifier notre image». 

«On ne devrait pas les traîner dans la boue, dit-elle. Mais jusqu'où c'est acceptable d'aller? Ça dépend de la société. Peut-être que dans 10 ans, ce sera accepté de transformer son visage.» Elle ajoute que des individus chercheront peut-être à s'affranchir de cette pratique. «En ce moment, il y a quelques petits groupes, mais on ne les entend pas beaucoup.»

Les effets sur l'image corporelle

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, LA PRESSE

Sur cette photo, les modifications sont plus importantes. Nous avons aminci son visage davantage ainsi que son nez, agrandi ses yeux, remonté ses sourcils et gonflé ses lèvres.

Ces questionnements concernant l'impact sur l'image corporelle ont été soulevés par plusieurs dans le passé, dont la comédienne Sarah-Jeanne Labrosse, qui a publié l'an dernier une photo où elle s'est «amincie» au moyen d'une application.

Dans le cadre de son mémoire de maîtrise en service social déposé en août dernier à l'Université d'Ottawa, Jolianne Paul s'est penchée sur l'impact des réseaux sociaux sur l'image corporelle des jeunes femmes. Dans le cadre de sa recherche réalisée auprès de 61 femmes de 18 à 30 ans, elle a pu confirmer la pression que ressentent les utilisatrices des réseaux sociaux devant ces images qui ne sont pas fidèles à la réalité. Elle note que «69 % des participantes ont mentionné qu'elles ressentaient une pression à modifier leurs selfies en raison des standards visuels des réseaux sociaux. C'est devenu une norme et ça a créé de nouveaux standards corporels».

Celle qui est travailleuse sociale auprès des jeunes dans la région d'Ottawa souligne que l'impact est encore plus grand quand les jeunes femmes se comparent à leurs pairs plutôt qu'à des vedettes. «Plus les femmes se comparent, plus elles sont insatisfaites de leur image corporelle, expose-t-elle. Se comparer à une autre réalité renforce les sentiments négatifs par rapport à elles-mêmes, comme le dénigrement de l'image corporelle et le besoin de perdre du poids.»

L'expérience de Rankin

Le photographe britannique John Rankin Waddell, connu pour ses photos de vedettes, a dénoncé récemment les effets pervers des applications comme Facetune à travers son projet Selfie Harm. Après avoir photographié 15 adolescents sur un fond neutre, il leur a demandé de modifier leur photo à l'aide de Facetune d'une façon qui leur permettrait d'obtenir le plus de mentions «j'aime» sur les réseaux sociaux. Conscient que son travail de photographe et l'utilisation de Photoshop sont partie prenante du problème, il a offert un mea culpa, dans un communiqué.

PHOTOS TIRÉES DU COMPTE INSTAGRAM DE SARAH-JEANNE LABROSSE

«Je profite de cette photo de jupe très courte pour faire un finfino rappel que ton corps c'est ton corps pis que c'est normal que tu te reconnaisses pas dans le corps des autres, même si Instagram montre un peu le contraire, c'est beau qu'on soit pas tous faits sur le même frame», a écrit Sarah-Jeanne Labrosse sur Instagram.