Chaque année, avec l'arrivée du printemps, c'est la même chanson: les magazines féminins nous en mettent plein la vue avec les nouveaux coloris d'ombres à paupières pour l'été, l'art du teint parfait, du regard charbonneux, sans oublier le «retour» des lèvres incendiaires et autres couleurs vives. Alors la question se pose: pourquoi diable se maquille-t-on, au fait? Pour se faire plaisir, suivre une mode, cacher ses défauts ou au contraire s'embellir? Discussion psychanalytique autour d'un art qui ne date pas d'hier.

Le saviez-vous? Il y a des centaines de milliers d'années, la femme des cavernes se maquillait déjà. Non pas pour séduire, mais bien pour s'enlaidir! Dans l'objectif d'échapper aux razzias des mâles, qui eux cherchaient à s'approprier les meilleures femelles et surtout leur inégalable «force vitale».

Inversement, dans certaines tribus, notamment chez les Massaïs au Kenya, ce sont les hommes qui se maquillent, blanchissant leurs dents et colorant leurs pommettes, cette fois pour plaire et surtout attirer les femmes (et leur fameuse «force vitale»).

«Non, le maquillage n'a rien de nouveau», confirme la psychanalyste et auteure française Marie-Louise Pierson. Il faut dire que la dame a un regard unique sur l'importance de l'image et de l'apparence dans nos vies. Auteure de plusieurs livres sur la question (dont L'image de soi, publié la première fois il y a plus de 30 ans et réédité régulièrement depuis), elle a commencé sa carrière de l'autre côté de la barrière... à titre de mannequin! Et pas n'importe où: chez Coco Chanel!

Pourquoi avoir bifurqué ensuite vers la psychanalyse? «Pour sauver ma peau», répond sans hésiter la dame au bout du fil, à Paris.

«C'est un métier extraordinairement destructeur. Les gens ne peuvent pas s'imaginer à quel point. Devoir se conformer au désir de quelqu'un. Fais comme ci, fais comme ça. Ta tête comme ci, ta tête comme ça. Il faut toujours être un caméléon, changer constamment d'identité, c'est très dangereux pour sa propre identité! J'ai donc décidé de faire des études de psychologie pour trouver un équilibre», explique la psychanalyste, qui anime aujourd'hui des ateliers de groupe sur «l'art de se maquiller sans se trahir».

Un regard critique

Son parcours hors du commun lui permet de poser un regard unique et surtout très critique sur l'évolution des tendances en matière de maquillage au cours du dernier siècle. Prenez les femmes des années 20, par exemple. Dans les oeuvres de Colette, signale-t-elle amusée, on explique déjà clairement pourquoi les femmes doivent se maquiller. «Elle écrit tout ce qu'il faut faire, c'est extraordinaire. Elle dit qu'il faut se maquiller beaucoup les yeux et la bouche, très jeune, pour qu'en vieillissant, les gens ne remarquent pas la différence!»

Dans les années 30 et 40, avec leurs cheveux parfaits et leur peau de lait, les femmes semblent magnifiques en photo et à l'écran (on pense ici à la mythique Loulou de Louise Brooks). Mais à l'oeil nu? «Elles avaient les traits très durs», fait-elle valoir.

Après des décennies de «durcissement du visage» pour rester ainsi figées dans le temps, les femmes finissent par user toujours plus abondamment de mascara, crayons et poudres en tous genres. C'est finalement dans les années 60 et 70 qu'elles atteignent un sommet. «C'est fou ce qu'on se maquillait!» se souvient l'auteure, faisant référence aux incontournables faux cils et autres fonds de teint.

Par coquetterie? «J'ai fouillé dans les archives du magazine Marie-Claire pour trouver la liste de tout ce qu'une femme devait apporter au bureau pour être jugée correcte», répond l'auteure. Non seulement elle devait traîner son vernis pour faire des retouches en cas de besoin, mais aussi du dissolvant, du fond de teint, de l'eau de Cologne, et aussi, tenez-vous bien... un postiche!

«Aujourd'hui, tout cela est devenu beaucoup plus subtil, enchaîne-t-elle. Depuis les années 90, je dirais que c'est assez récent donc, on est de plus en plus attirés par une image raffinée et naturelle.»

Le mot «naturel» est bien sûr ici à prendre avec un grain de sel. «C'est une vision de l'esprit. Pour avoir cet air naturel, il y a bien souvent 40 minutes de travail. Oui, c'est absurde», concède l'ex-mannequin, qui, pour la petite histoire, a toujours refusé qu'on la maquille trop. «J'étais en quelque sorte une guerrière soft! Je refusais qu'on modifie trop mon apparence», se souvient-elle en riant.

Les bonnes raisons de se maquiller

Aujourd'hui, Marie-Louise Pierson avoue se maquiller, toujours les lèvres pour travailler («par respect pour mes clients»), et surtout les yeux quand elle sort avec son amoureux («parce que je sais qu'il aime mes yeux verts»). Paradoxal, vous croyez? Pas tant que ça. Car si elle dénonce l'emprise, la «torture» de l'industrie des cosmétiques et de la mode, qui décrètent un jour qu'il faut se mettre aux couleurs pastels, le lendemain au rouge vif, à l'orangé et pourquoi pas au fuchsia, Marie-Louise Pierson croit néanmoins qu'il existe toutes sortes de «bonnes raisons de se maquiller».

D'abord, le fait de se toucher, de se regarder, de se donner un peu d'attention tous les jours ne peut finalement faire de mal à personne. Par ailleurs, l'univers social est parfois si hostile que l'on peut éprouver le besoin de se créer une sorte de «carapace» derrière un rouge à lèvres ou un cache-cerne. «Il est parfois plus facile de se confronter à une réunion avec un boss grincheux, des collègues rapaces et des clients peu aimables avec une forme de masque. On se sent plus protégées, moins vulnérables.»

Bien des femmes délimitent ainsi leur vie privée («où elles s'abandonnent») et leur vie publique (où elles sont «avocates, médecins, finalement professionnelles») d'un trait de crayon ou d'une couche de rouge à lèvres. «Et plus l'univers social est agressif, plus il exige de nous que nous jouions un personnage.»

Et après tout, le maquillage n'est-il pas l'instrument d'un grand jeu? «Mais bien sûr, admet la psychanalyste. Et ça n'est pas parce que c'est ludique que c'est artificiel». Car, grâce à ce jeu, chacun peut aussi révéler différentes facettes de sa personnalité. «On se maquille pour être soi. À un moment donné, moi, j'ai décrété que mon rouge à lèvres orangé, c'était moi. Mais avec mon amoureux, je montre une autre facette (sans rouge à lèvres, parce que je veux qu'il m'embrasse!), parce que finalement, le moi n'est pas univoque!»

Oui au maquillage, donc, quand c'est pour s'amuser, retrouver sa créativité, bref, pour se faire plaisir. Plaisir à soi. Par choix. Mais non au maquillage, quand c'est pour répondre à des diktats et des normes de beauté finalement inatteignables. «Si les femmes, pour se sentir elles-mêmes, jouent avec les produits, pourquoi pas? Mais ce qui est important, c'est d'avoir des choix...»

Le parcours de Marie-Louise Pierson relève du conte de fées. Enfin, pas tout à fait. Dans un livre à paraître sur sa vie, elle raconte que sans le sou, moche de surcroît (enfant, elle se faisait appeler «bouche carrée «), elle décide à 17 ans de dépanner une amie. Celle-ci travaille chez Marie-Claire. Un jour, elle lui demande d'effectuer une livraison. «Je suis partie livrer une paire de chaussures chez Chanel. Et puis je me suis trompée de porte. Et je suis rentrée chez Coco Chanel. Le hasard fait parfois bien les choses... « Après plusieurs années dans le métier, elle décide finalement de se tourner vers la psychanalyse. Pourquoi ? «Pour sauver ma peau «, résume la dame, désormais auteure de plusieurs ouvrages sur l'estime de soi, dont L'image de soi, Valorisez votre image et Renaître après la dépression.