Dans une ligue de tennis en simple de Pincourt, en Montérégie, des joueurs en fauteuil roulant affrontent depuis le début de l’été des adversaires debout. Un modèle de ligue inclusive unique au Québec.

« Tu te forces comme si tu jouais contre quelqu’un debout ! », lance Carl Desbiens à son adversaire avant d’entreprendre son quatrième match au sein de cette ligue d’une soixantaine de joueurs, organisée par le Club de tennis de Pincourt.

En cette chaude soirée de juillet, sur un terrain du parc Bellevue, Carl Desbiens, l’un des quatre joueurs en fauteuil de la ligue, affronte pour la première fois Chris Weidner. Joueur debout, ce dernier est classé 35e et se qualifie de « plus ou moins débutant ».

Dans cette ligue, les matchs sont joués en formule Pro-8, c’est-à-dire que le premier à gagner huit jeux l’emporte. Les joueurs s’affrontent selon leur place au classement. Si l’un d’eux est en fauteuil, les règles sont les mêmes qu’au tennis ordinaire, excepté que du côté de ce dernier, la balle peut faire deux bonds. Avec son service puissant et son coup droit rapide, Carl Desbiens réussit sans mal à décrocher la victoire, sa première depuis qu’il a intégré cette ligue en début de saison. Pointage final : 8-3.

« C’était une bonne expérience pour moi aussi, réagit Chris Weidner après avoir serré la main du vainqueur. Il a un bon coup de raquette ! »

Pendant des années, Carl Desbiens a joué au tennis debout, avec sa prothèse. Adolescent dans les années 1990, il a été victime d’un grave accident de vélo sur une route de campagne du Saguenay d’où il est originaire. Sa jambe gauche a dû être amputée.

C’est après avoir découvert le basketball en fauteuil qu’il a décidé de s’initier au tennis adapté en 2019.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Carl Desbiens a longtemps joué au tennis debout, avec sa prothèse. Aujourd’hui, il joue en fauteuil.

C’est pas facile pour l’ego, parce que chaque fois que je finis un match, je me dis que si j’avais été debout, j’aurais gagné ! Mais, le but est d’améliorer mon jeu en fauteuil.

Carl Desbiens, joueur de tennis en fauteuil roulant membre de l’équipe du Québec

Aujourd’hui, il est 3e au classement québécois et il a terminé 6e au plus récent championnat canadien.

Carl Desbiens a rejoint un programme de développement de tennis en fauteuil lancé tout juste avant la pandémie par Étienne Bergeron, entraîneur et fondateur de l’école EB Tennis, avec un peu de financement privé. Les quatre joueurs en fauteuil qu’il entraîne sont membres de l’équipe du Québec de tennis en fauteuil roulant. Natalia Lanucha est même championne canadienne. À la mi-juin, elle a remporté la première édition de l’Omnium international de Saint-Hyacinthe en simple féminin.

Habitué à s’entraîner avec ses trois coéquipiers, Carl Desbiens avait envie d’élargir ses horizons. « Le bassin de joueurs en fauteuil n’est pas énorme [une vingtaine de joueurs au Québec]. On joue toujours contre les mêmes. » Pour preuve, il n’y a pas de catégorie féminine au provincial. Les femmes affrontent les hommes lors des tournois.

De la résistance au départ

Pour pouvoir s’exposer à différents styles de jeu, il a demandé au Club de tennis de Pincourt d’intégrer sa ligue de simple. Ses coéquipiers ont suivi, mais leur demande a créé des remous. Certains membres du club ont exprimé leur réticence.

Ils disaient : les gens vont être mal à l’aise de jouer contre eux. Il a fallu qu’on se rencontre et que je débatte mon point. On est en 2022. Tu n’as pas à être mal à l’aise de jouer contre quelqu’un en fauteuil.

Carl Desbiens, joueur de tennis en fauteuil roulant membre de l’équipe du Québec

Certains ont même cru que les joueurs en fauteuil bénéficieraient d’un avantage indu, raconte Étienne Bergeron. À tort, puisque les déplacements en fauteuil sont moins fluides.

« Les gens ont beaucoup de préjugés encore, déplore-t-il. Je suis certain qu’il y a des gens que ça incommode de penser qu’ils vont perdre contre quelqu’un qui est handicapé ou qui a une adaptation dans le sport. » Avant d’être entraîneur de tennis à temps plein [il a d’ailleurs été celui de Leylah Fernandez à ses débuts], Étienne Bergeron travaillait à l’intégration d’élèves à besoins particuliers dans les classes ordinaires d’une école primaire. « Pour moi, c’est sûr que ça se fait [intégrer des joueurs en fauteuil dans une ligue ordinaire]. Et c’est beaucoup moins compliqué avec eux, ils sont super autonomes ! »

Pour dissiper les inquiétudes, la présidente du club, Denise Bergeron (qui est aussi la mère de l’entraîneur), a organisé une activité où tous les membres de la ligue ont été invités à rencontrer les joueurs en fauteuil. « Les gens se sont finalement très bien adaptés. Maintenant, ils sont habitués de les voir et ils font partie de nous », remarque celle qui avait affronté, quelques jours plus tôt, Natalia Lanucha dans un match serré que la présidente a finalement remporté.

Carl Desbiens est convaincu que ces matchs lui permettront de s’améliorer.

Les joueurs debout sont plus rapides, ils vont ramasser plus de balles, donc, ça me force à penser autrement mon jeu, à être plus précis, à prendre des décisions plus rapides.

Carl Desbiens, joueur de tennis en fauteuil roulant membre de l’équipe du Québec

Natalia Lanucha est moins catégorique. « Je n’ai pas encore de réponse. C’est une adaptation. Pour moi, le but, c’est de m’habituer à un match, à la pression d’un match. »

« Jouer avec les gens debout m’aide à me préparer plus à la base. Ils frappent toutes les balles ! »

Leur entraîneur, lui, y croit. « C’est une adaptation qui va faire d’eux de meilleurs joueurs. Le tennis, que ce soit en fauteuil ou debout, il faut que tu sois capable de t’adapter à plein de situations. Ensemble, on est tous des joueurs de tennis, c’est ça qui est important. »

« Pourquoi je me suis battu pour être inclus dans la ligue, c’est aussi pour peut-être donner l’exemple et, si jamais ça se représente dans d’autres clubs, qu’ils acceptent sans hésiter », déclare Carl Desbiens.

Ailleurs au Canada

Si une telle intégration au sein d’une ligue est unique au Québec, elle existe ailleurs au Canada, en Colombie-Britannique notamment, souligne l’entraîneur national de tennis en fauteuil roulant à Tennis Canada et médaillé paralympique, Kai Schrameyer. « Un de nos joueurs de l’équipe nationale en Colombie-Britannique joue chaque semaine avec des joueurs valides et ça lui plaît. […] Toute occasion supplémentaire qu’ont les joueurs en fauteuil roulant de jouer pour des points et de faire l’expérience du match, c’est un grand ajout à leur programme. »

« Et ce n’est pas forcément le joueur valide qui gagne ! souligne-t-il. Ça peut être un défi pour les deux parties. »