Ian Graham n’a pas vraiment l’air d’un révolutionnaire. Il a tout de l’universitaire : sympathique, esprit vif, tenue très décontractée. Il n’est pas très bon vendeur. Il n’aime pas donner des entrevues. Toutes les 10 minutes, environ, il laisse échapper une blague décalée, c’est plus fort que lui. Alors il trouve risqué d’être interviewé par les médias électroniques.

Pourtant, ses idées révolutionnaires ont connu un succès retentissant. Il y a 20 ans, il a été un pionnier de l’idée que le football pourrait tirer profit de l’analyse des montagnes de données produites par chaque joueur durant chaque match. Il est un de ceux qui ont inventé l’analyse des données appliquée au soccer.

Durant une décennie à Liverpool, il a prouvé la valeur de son approche. Partant de rien, il a créé un service de données qui est devenu l’un des plus sophistiqués du sport. Ses systèmes, ses méthodes et ses idées ont transformé un club qui avait longtemps été un géant à la dérive en un phare de l’innovation.

Influence forte et durable

Il y a deux façons de mesurer son influence. La plus simple ? Les victoires. Pendant son mandat à Liverpool, le club a été sacré champion d’Angleterre – pour la première fois en 30 ans –, d’Europe et du monde (à la Coupe du monde des clubs). Il a atteint la finale de la Ligue des champions, le match le plus important du soccer, trois fois en cinq saisons.

PHOTO CARL RECINE, ARCHIVES REUTERS

L’équipe de Liverpool célébrant sa victoire en finale de la Ligue des champions, le 1er juin 2019

Mais son influence sur le soccer dans son ensemble en dit long aussi. Quand il a été engagé par Liverpool en 2012, l’idée qu’une équipe d’élite puisse employer un scientifique était considérée comme farfelue ou absurde (Graham a un doctorat en physique des polymères, mais il tourne cela en blague lorsqu’on lui en parle).

Le football a longtemps été réfractaire à quiconque n’avait pas fait ses preuves comme joueur ou entraîneur. Le soccer se percevait comme trop dynamique, trop fluide, trop poétique pour être réduit à la banalité des chiffres. L’idée d’un service d’analyse des données était une nouveauté en soi.

Pourtant, quand Ian Graham a quitté Liverpool au printemps, cette pratique était devenue la norme : tout club évoluant dans les grandes ligues du continent doit analyser les données pour recruter de nouveaux joueurs et évaluer leurs performances.

Presque toutes les grandes équipes d’Europe ont un service des données, où travaillent des gens ayant une formation scientifique. On pourrait donc penser que la révolution scientifique du soccer est chose faite. Mais pour Graham, elle commence à peine.

Plusieurs autres équipes l’ont pressenti quand il a démissionné du Liverpool FC, mais il n’avait pas envie de refaire la même chose ailleurs.

Il a fondé une entreprise, Ludonautics, et offre désormais ses services à toutes les équipes intéressées par l’analyse des données. Pour ses clients, l’attrait est évident. Dans un sport où le temps manque toujours, Ludonautics a l’air d’un raccourci et Graham a un palmarès convaincant.

Pour lui, il ne s’agit pas de répéter le succès connu à Liverpool, mais de pousser sa discipline plus loin. Graham n’est plus obligé de travailler selon les règles et contraintes d’une équipe. Il peut utiliser toute la gamme des technologies modernes pour innover, faire mieux et provoquer un grand bond en avant pour le soccer.

Un jour, il aspire à ce qu’il décrit comme le « Saint Graal » de l’analyse : mesurer l’impact réel de l’entraîneur. « C’est très compliqué, dit-il. Ça se confond avec qui a les meilleurs joueurs, la meilleure équipe. Il y a beaucoup d’effets secondaires. C’est très difficile de déterminer la valeur exacte d’un entraîneur et son impact sur les résultats. »

Plus compliqué que la physique

Pour Graham, le soccer est plus complexe que la physique théorique, et ce, pour deux raisons. D’abord, les sciences exactes ont l’avantage d’être liées par des règles immuables. Les lois de la physique sont non négociables. Les particules se comportent de manière prévisible. Ce n’est pas le cas du soccer.

Ensuite, le sport d’élite n’offre pas le luxe de l’expérimentation contrôlée. Le soccer européen n’évolue pas dans un laboratoire stérile où on peut formuler, tester et modifier une hypothèse. « Tout y est très émotionnel, très réactif », souligne M. Graham. Les partisans et les dirigeants exigent des résultats rapides.

Au soccer, l’avenir à long terme, c’est six semaines, pas plus. La seule chose que personne n’a dans ce sport, c’est du temps.

Or, à Liverpool, du temps, il en a eu. Ce qui explique en grande partie son succès, dit-il. C’est le facteur clé qui a permis au club de développer ses méthodes. « La première chose que j’ai dite aux propriétaires, c’est : ne vous attendez pas à entendre parler de moi avant six mois. C’est le temps qu’il fallait pour construire le système dont on avait besoin. Chaque fois qu’il y avait quelque chose de plus urgent, on pouvait engager quelqu’un d’autre pour le faire. »

Peu d’équipes – voire aucune – ont ce privilège. C’est ce qui limite la capacité du soccer à tirer le meilleur parti des progrès récents de l’analyse des données. Même Brighton et Brentford, deux clubs anglais qui ont imité Liverpool et qui sont montés en Premier League grâce aux données, doivent suivre le rythme d’un domaine qui évolue à une vitesse folle.

« Regardez ce que les gens font en dehors du sport, ceux qui ont le temps d’essayer des choses, c’est souvent bien plus avancé », affirme Graham.

« Les outils, la technologie, les données, tout cela s’est beaucoup amélioré. Si vous deviez construire un système aujourd’hui, vous commenceriez à un niveau bien plus élevé. Or, dans un club, on ne peut pas pousser le développement très haut. Il y a tellement de travail au quotidien qu’il n’y a pas de temps pour la recherche. »

Des inconnues connues

Depuis deux mois, Graham rencontre des propriétaires d’équipes de soccer et des gens qui veulent en acheter une. La plupart – pas tous – sont des Américains extrêmement riches, souvent des patrons de sociétés de capital-risque. Tous sollicitent les services de Ludonautics et de Graham.

Ce qui l’a le plus frappé lors de ces rencontres, c’est que le soccer demeure très mal compris, sur le plan quantitatif, par ceux qui y travaillent. Quelle est la part de chance dans les performances d’une équipe ? Combien doit-elle investir pour chaque point au classement ? Tout cela demeure un mystère. Mais même certains éléments simples le sont aussi, dit Graham.

Dans de nombreux cas, les équipes ne savent pas ce qu’il faut considérer comme un succès. Ludonautics a vu des prospectus de vente d’équipe dans lesquels la valeur des joueurs était à peine une estimation au pif. Cela a un effet tangible et préjudiciable, indique M. Graham.

En matière de performance, certaines équipes n’ont « aucun moyen systématique de savoir qui elles sont et où elles en sont. Elles n’ont aucune idée de la force sous-jacente de l’équipe », dit-il. « Si on ne sait pas ça, comment savoir à quel rang on devrait terminer la saison ? Comment savoir si finir cinquième est satisfaisant ou pas ? Et comment exiger des comptes à la fin de la saison ? »

Selon lui, il y va de l’intérêt du soccer dans son ensemble : si plus d’équipes maîtrisent les choses simples comme les plus complexes, le soccer s’en portera mieux. Pour expliquer la nécessité de quantifier ce sport, Graham évoque une citation du poète anglais John Keats, qui reprochait au physicien Isaac Newton d’avoir détruit la poésie de l’arc-en-ciel en le réduisant à un prisme.

« Savoir comment il se produit ne rend pas l’arc-en-ciel moins beau », plaide Graham.

Cet article a été publié dans le New York Times.

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