(Zhangjiakou) Le contraste ne pouvait être plus saisissant dans l’aire d’arrivée. Les Russes célébraient leur victoire au relais 4 X 10 km sous les flocons de neige. Les Français, drapeau géant à la main du vieux Maurice Manificat, hurlaient leur joie après leur médaille de bronze. Au milieu, les Norvégiens faisaient une tête d’enterrement malgré leur deuxième place.

Johannes Hoesflot Klaebo, dernier relayeur, brillait même par son absence sur le podium et à la conférence de presse. Que se passe-t-il au pays du ski de fond ?

« Je fais toujours la même comparaison avec le hockey au Canada. C’est exactement la même chose. Le ski de fond est de loin notre plus gros sport. Dans les journaux, ces temps-ci, il y a probablement 10 manchettes sur le ski de fond chaque jour. »

L’homme qui parle est Erik Braten, entraîneur de l’équipe canadienne aux Jeux olympiques de Pékin. Originaire d’Oslo, il sait très bien que la déconvenue des Norvégiens fait jaser chez lui.

Le coach de 29 ans relate un gros titre qu’il voit apparaître sur son ordinateur : « Je suis désolé ». Ces paroles ont été prononcées par Emil Iversen, qui a coulé son pays au premier relais en classique. Le quadruple champion mondial avait été frustré d’être laissé de côté pour le 15 km plus tôt cette semaine.

« Tous les angles sont déjà couverts, a noté Braten en poursuivant sa revue de presse. Ont-ils choisi les quatre bons athlètes ? Ont-ils fait la bonne préparation ? Ont-ils sous-estimé l’effet de l’altitude ? Essentiellement, [les journalistes] remettent tout en question. »

Si la Norvège occupe largement la tête du classement des médailles à Pékin, le ski de fond n’a pas eu l’impact habituel. Grâce à ses deux vedettes, Klaebo et Therese Johaug, le pays scandinave revendique cinq podiums, soit deux de moins que la Russie et un seul de plus que la Finlande.

Avec seulement quatre autres épreuves au programme d’ici dimanche, le tableau de chasse sera mince. À PyeongChang, en 2018, la Norvège avait conclu la quinzaine avec 15 podiums. À Sotchi, quatre ans plus tôt, ce fut 11 médailles, malgré des problèmes de ski et le dopage systématique des Russes.

« Tout le monde a son commentaire et son opinion [sur le sujet], c’est partout, a noté Braten. Il y a probablement beaucoup de pression sur ces athlètes. »

« De la graine d’Alex Harvey »

L’entraîneur de l’équipe canadienne ne fait évidemment pas face à la même attention. Pour le relais, il n’a pas eu à se casser la tête : avec quatre fondeurs présents à Zhangjiakou – contrairement à huit pour les grandes nations –, il n’avait qu’à déterminer l’ordre de départ.

L’Ontarien Graham Ritchie, surtout reconnu pour ses qualités de sprinteur, a peiné quand le Russe Alexey Chervotkin a fait tout exploser dès le premier relais en classique. Sur un parcours déjà exigeant, ralenti par les chutes de neige, Antoine Cyr (classique), Olivier Léveillé (libre) et Rémi Drolet (libre) se sont arrachés, évitant l’humiliation que les Russes les rattrapent dans le dernier tour.

Le Canada a terminé 11e, à plus de neuf minutes des vainqueurs. L’imposant écart aurait été légèrement moindre si Drolet ne s’était pas trompé de piste à son arrivée dans le stade…

« C’est une erreur un peu embarrassante, mais heureusement, ça n’a pas changé le résultat, juste le temps un peu, a indiqué le Britanno-Colombien de 21 ans. J’étais assez proche des États-Unis et du Japon, et je me disais que je devais vraiment pousser au cas où il y en avait un qui tombe ou qui explose complètement à la fin. Ma vision commençait à diminuer un peu et je suis allé dans la mauvaise direction ! »

À 23 ans, Cyr et Ritchie étaient les deux plus vieux membres de ce relais qui avait terminé 10e aux derniers Mondiaux (avec Russell Kennedy, plutôt que Léveillé).

« On est l’une des plus jeunes équipes ici, a noté Cyr. Les courses sont difficiles. Dans un relais, les grandes nations vont souvent mettre un gros rythme. Quand les conditions le permettent, on est capables de s’accrocher et de bien faire dans les trois premiers relais. »

Avec les conditions difficiles, les Russes sont partis en avant avec un rythme insoutenable au départ.

Antoine Cyr

Avec un alignement totalement différent à PyeongChang, le Canada, sans Alex Harvey, s’était classé 12e. « On a de quoi être super fiers, a affirmé Cyr. C’est toujours le fun de battre les États-Unis. On était proches, mais on finit juste en arrière aujourd’hui. »

Léveillé, le plus jeune à 20 ans, s’est encore bien débrouillé, enregistrant le neuvième temps de sa portion. Le Sherbrookois s’est attiré les louanges du technicien-chef Yves Bilodeau : « Attendons quelques années, mais Oli, c’est un champion. C’est de la graine d’Alex Harvey. »

Braten a reconnu le défi auquel ont été soumis ses jeunes protégés : « C’est toujours difficile de les lancer dans des situations comme ça quand les conditions sont éprouvantes. Les écarts deviennent parfois très, très grands. Notre but est toujours de battre notre numéro de dossard. On avait le 10, alors on a fini un peu plus haut. On espérait terminer un ou deux rangs plus bas. »

À moyen terme, l’entraîneur de 29 ans estime que le Canada « doit au moins rétablir sa place dans le top 6 » pour avoir l’occasion de lutter pour une médaille dans des circonstances favorables.

Budgets incomparables

Embauché en novembre 2018, Braten est rentré chez lui à Oslo au printemps dernier pour des raisons personnelles. Il a néanmoins conservé le mandat de diriger l’équipe canadienne en Coupe du monde et aux Jeux de Pékin cette saison.

Qu’a-t-il remarqué durant son passage de deux ans et demi ici ? Il mentionne d’abord la spécialisation hâtive qui n’existe pas en Norvège.

« On a des champions du monde juniors qui jouent au soccer l’été. Comprenez-moi bien, ils s’entraînent sérieusement et de façon spécialisée [en ski de fond]. Mais ils passent d’un sport à l’autre. Ils font du vélo de montagne, du cross-country, et pas qu’en dilettante. Au Canada, même ceux qui sont sérieux, ils ont 14 ans et ne font qu’un sport. »

En Norvège, on pratique plus d’un sport pendant plus longtemps. Je ne dis pas que l’un ou l’autre est mieux. C’est une différence culturelle.

Erik Braten, entraîneur de l’équipe canadienne

Au plus haut niveau, les ressources ne sont évidemment pas comparables. « Le budget pour l’équipe entière de ski de fond au Canada est le même pour un seul athlète en Norvège, a évalué Braten. La différence est énorme. »

Le financement est offert au Canada – lire celui d’À nous le podium –, encore faut-il s’y qualifier avec des résultats. « C’est une roue intéressante, un peu comme l’œuf ou à la poule. Tu dois continuer d’avancer, mais tu ne sais pas vraiment où commencer. Si tu n’as ni poule ni œuf, tu es mal barré. Mais si tu as l’un ou l’autre, le cycle commence. »

Les jeunes fondeurs ont connu du succès aux Mondiaux juniors et U23, montant sur le podium à l’occasion ou s’insérant dans le top 5 et le top 10. Vingt athlètes, le quart québécois, s’apprêtent d’ailleurs à participer à ces championnats du monde du 22 au 27 février en Norvège.

Maintenant, il faut passer au prochain niveau, estime l’entraîneur. « On a besoin d’être un peu meilleurs dans ce qu’on fait entre 20 et 23 ou 25 ans. C’est une période critique où on a eu tendance à perdre des athlètes. Il y en a un qui monte et trois ans plus tard, on se demande ce qui est arrivé. »

Sans parler de centralisation, Braten soutient que des stages périodiques réunissant les meilleurs athlètes sont fondamentaux. Pourquoi ne pas les organiser avec les Américains ou envoyer les fondeurs en Europe durant l’été ? propose-t-il. « Ils sont super prometteurs, mais ils arrivent à 30 ans et ils sont encore super prometteurs. Voyez ce que je veux dire ? À un certain moment, il faut percer. C’est là où on a eu un peu de difficulté. »

Avec l’effet d’émulation, Braten ne serait pas surpris d’en voir débloquer trois ou quatre en même temps, comme à l’époque récente d’Harvey, Devon Kershaw, Len Valjas et Ivan Babikov.

Prochaine étape : embaucher un entraîneur-chef à temps plein au Canada. Ce ne sera pas Braten, mais il est prêt à continuer à aider.