Les deux médailles de la canoéiste Laurence Vincent-Lapointe aux Jeux olympiques de Tokyo ont eu un coût. La kayakiste Lissa Bissonnette en a fait les frais.

« J’ai été sacrifiée pour la médaille », a résumé Bissonnette, vendredi, au lendemain de l’épreuve de C-1 200 m où Vincent-Lapointe a remporté l’argent.

Présente à Tokyo depuis une semaine, la kayakiste d’Eastman est rentrée au Canada le jour même. Elle n’avait plus le cœur à suivre comme spectatrice une compétition pour laquelle elle estimait s’être qualifiée de plein droit.

Son quota en kayak, le cinquième de l’équipe canadienne, a été attribué à Vincent-Lapointe, une canoéiste, au terme d’un processus au sujet duquel Bissonnette déplore un « manque de transparence » et une communication déficiente de la part de Canoë Kayak Canada (CKC).

A priori, CKC espérait obtenir un quota supplémentaire du Comité international olympique (CIO) au nom de Vincent-Lapointe. La canoéiste de Trois-Rivières n’avait pu se qualifier aux Championnats du monde de 2019 en raison d’un test antidopage positif pour lequel elle a plus tard été blanchie. Elle a également raté sa sélection aux Essais canadiens au printemps, en Colombie-Britannique.

Elle aurait pu décrocher une place en canoë biplace avec sa partenaire Katie Vincent, mais les sélections continentales prévues au Brésil ont été annulées à cause de la COVID-19.

Le CIO n’a pas répondu favorablement à cette demande, si bien que CKC a adopté une autre démarche pour permettre la qualification de sa canoéiste vedette.

Le 9 juin, Bissonnette avait pourtant reçu un courriel du directeur général de CKC, Casey Wade, la félicitant pour sa nomination, qu’elle croyait acquise depuis le mois précédent. « Au nom de Canoë Kayak Canada, nous sommes heureux de te nommer dans l’équipe olympique pour Tokyo 2020 », était-il écrit.

Le courriel, en anglais, était accompagné d’une pièce jointe censée donner « plus de détails et de clarté sur la nomination ». En somme, il fallait lire les petits caractères.

« Évaluation de performance »

Avec la canoéiste Vincent-Lapointe et la kayakiste Courtney Scott, Bissonnette était plutôt invitée à participer à une « évaluation de performance » au bassin olympique de l’île Notre-Dame dans la semaine du 21 juin. L’objectif était de déterminer laquelle de ces athlètes obtiendrait le cinquième quota olympique du Canada en… kayak féminin.

Sur la base de deux performances en deux jours, celle qui enregistrerait le chrono le plus près d’un « temps de médaille d’or » obtiendrait une place dans l’équipe olympique. La deuxième devrait attendre le résultat de la demande de quota déposée au nom de Vincent-Lapointe.

Sur le coup, j’étais comme sous le choc. Il aurait fallu que je réagisse. Je ne savais plus quoi faire et j’ai mal géré la situation.

Lissa Bissonnette

L’été précédent, les kayakistes avaient déposé un appel devant le Centre de règlement des différends sportifs du Canada. On contestait l’ajout d’une clause dans le processus de sélection olympique. Ainsi, en raison de « circonstances exceptionnelles », CKC se donnait le droit de transférer un quota de kayak féminin au canoë féminin. La cause n’a pas été entendue puisque la fédération a finalement accepté de retirer cette clause à l’automne. En échange, les kayakistes laissaient tomber leur appel.

Après avoir reçu la lettre de CKC, en juin, Bissonnette a consulté des avocats pour la défendre en appel, mais elle a jugé les coûts prohibitifs (autour de 20 000 $). Elle a compris que si elle refusait le processus de CKC, elle perdrait tout simplement sa place pour Tokyo.

Elle a donc participé aux courses à l’île Notre-Dame. Vincent-Lapointe a eu le dessus avec son temps en C-1 200 m. Bissonnette a été deuxième en K-1 200 m, tandis que Scott a pris le troisième rang en K-1 500 m.

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Présente à Tokyo depuis une semaine, Lissa Bissonnette occupait un rôle de « remplaçante » au sein de l’équipe canadienne de canoë-kayak, même si ce statut n’existe pas dans son sport aux Jeux olympiques.

CKC soutient avoir bel et bien suivi ses critères de qualification. « Les meilleures performances sont toute la base de nos critères », a indiqué le directeur technique Graham Barton après la médaille d’argent de Vincent-Lapointe en C-1, jeudi. « La déclaration d’ouverture est à propos de la victoire. On a décidé de donner l’occasion aux athlètes qui étaient en lice pour ces quotas de nous démontrer qui était la meilleure. Laurence a fini première. On a donc décidé de la prendre. »

Bissonnette déplore la façon dont le processus a été géré par CKC. « Ils ne l’ont juste pas fait de la bonne manière. Il n’y avait pas de communication, ils m’ont laissée dans le néant, il n’y avait pas de transparence. L’avocat de CKC, Adam Klevinas, était l’avocat de Laurence Vincent-Lapointe. Moi, on me défendait où, là-dedans ? Où est le conflit d’intérêts ? »

MKlevinas est l’avocat qui a défendu Vincent-Lapointe devant le Tribunal arbitral du sport en janvier. Il l’accompagnait durant la vidéoconférence confirmant sa sélection pour les Jeux de Tokyo, le 7 juillet.

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Me Adam Klevinas est l’avocat qui a défendu Laurence Vincent-Lapointe devant le Tribunal arbitral du sport durant son appel pour un test antidopage positif.

En vertu de son résultat à l’île Notre-Dame, Vincent-Lapointe était assurée d’aller aux Jeux. De son côté, Bissonnette devait attendre une réponse positive du CIO, espérée à la fin de juin. Entre-temps, elle ne devait pas annoncer sa « nomination »… sauf aux membres de sa famille. Car cela risquerait de compromettre la démarche du Comité olympique canadien (COC) auprès du CIO, précisait CKC dans sa lettre.

Un rôle de « remplaçante »

La décision favorable du CIO n’est jamais venue. Bissonnette a donc hérité du rôle de « remplaçante », un statut qui n’existe pas dans son sport aux Jeux olympiques. La fédération canadienne lui a proposé de l’envoyer à Vancouver ou à Hawaii avec son copain pour s’entraîner. Si une kayakiste de l’équipe olympique se blessait ou tombait malade, elle serait alors plus proche du Japon pour la remplacer. La principale intéressée y a plutôt vu une façon de dorer la pilule.

Officiellement, Vincent-Lapointe était inscrite dans une épreuve de kayak (K-1 500 m), un sport qu’elle n’avait jamais pratiqué, avant le début des compétitions à Tokyo. Le C-1 200 m se déroulait pourtant quelques minutes avant.

CKC a apporté un changement de dernière minute pour la remplacer par Michelle Russell en kayak. Les substitutions d’athlètes entre les différentes embarcations sont courantes en canoë et en kayak. De tels changements sont plus rares entre les deux disciplines, dont la technique est complètement différente.

La manœuvre n’est pas passée inaperçue à Tokyo. Un article de l’agence Associated Press l’a qualifiée de « manipulation des règlements, mais légale ».

Barton s’en défend bien : « La répartition des inscriptions aux Jeux olympiques est totalement de notre ressort, a expliqué le directeur technique. Les quotas appartiennent au comité olympique national. Selon le système de qualification et les règlements, on a pu faire nos inscriptions à partir de ce qu’on jugeait le mieux pour mettre les gens sur la ligne de départ. […] Pourvu qu’on prenne le départ dans toutes les épreuves pour lesquelles on s’est qualifiés et pourvu que tout le monde [dans l’équipe] coure une épreuve. »

Bissonnette a finalement poursuivi l’entraînement à Montréal avant de se rendre à Tokyo à l’invitation de CKC. Elle a passé cinq jours en quarantaine dans sa chambre au centre de performance du COC à Tokyo. Elle a pu en sortir pour assister aux épreuves de jeudi. Elle a donc vu Vincent-Lapointe gagner sa médaille d’argent en C-1 200 m. Et Russell disputer « sa » course en K-1 500 m.

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Jeudi, Laurence Vincent-Lapointe a remporté une médaille d’argent en C-1 200 m.

« Très émue », elle a préféré attendre avant de livrer ses impressions quand La Presse l’a croisée sur place. Elle ne voulait pas déranger ses coéquipières.

Elle tient à être claire : elle n’en veut absolument pas à Vincent-Lapointe, à qui elle souhaitait de monter sur le podium.

Je suis contente pour elle, à 100 %. En même temps, c’est décevant pour moi, je ne vais pas le cacher.

Lissa Bissonnette

Les deux athlètes se sont fait une accolade de quelques secondes. « Je l’ai vraiment sentie sincère quand elle m’a serrée dans ses bras. » Tous les entraîneurs ont également « réussi à créer un petit moment spécial » en l’entourant pour la remercier.

L’athlète de 30 ans regrette de ne pas avoir le privilège d’être qualifiée d’olympienne. Elle n’aura pas droit à la bague ni au banquet à Rideau Hall. CKC lui a remis de l’équipement et une valise de l’équipe olympique.

Bissonnette ne sait pas si elle poursuivra la route jusqu’à Paris en 2024. Elle veut d’abord terminer ses stages en enseignement des mathématiques au secondaire. En s’exprimant publiquement, elle souhaite que son expérience ne soit jamais vécue par un autre athlète à l’avenir. Et que la fédération canadienne revoie ses façons de faire et la manière de les communiquer.

« Je me suis sentie induite en erreur dans tout ce processus. À mon sens, ce qu’ils ont fait va contre le respect du processus et de l’intégrité du système sportif, du fair-play et de toutes les valeurs du mouvement olympique. »