(Philadelphie) Fil rouge ? Ou fil bleu ? Le cadran tourne, les secondes s’égrènent.

Alors, on coupe le fil rouge ? Ou le bleu ? Ou même le noir ?

C’est à peu près l’image la plus nette qui puisse illustrer la manière dont Daniel Brière a dû gérer le dossier de Cutter Gauthier au cours des huit derniers mois. Une bombe à retardement qu’il fallait manipuler avec doigté, car elle pouvait exploser à tout moment.

Lundi soir, le directeur général des Flyers de Philadelphie a surpris toute la LNH en annonçant avoir échangé Gauthier, 19 ans, aux Ducks d’Anaheim, en retour de Jamie Drysdale et d’un choix de deuxième tour en 2025.

L’attaquant américain, sélectionné au cinquième rang du repêchage de 2022, a avisé les Flyers en mai dernier qu’il ne souhaitait pas signer de contrat avec l’organisation.

PHOTO ADAM IHSE, ARCHIVES TT NEWS/AGENCE FRANCE-PRESSE

Cutter Gauthier au Championnat du monde junior

La nouvelle a pris tout le monde de court. « Surpris » et « confus », Brière et ses conseillers se sont lancés à la recherche active d’une solution. « S’il ne veut pas jouer à Philadelphie, où il va jouer ? », s’est encore demandé le Québécois, mardi matin, lors d’une entrevue avec La Presse, au centre d’entraînement du club. Son ton et son regard changent lorsqu’il appuie sur les mots « à Philadelphie », comme pour rappeler à quel point il s’agit d’un marché de prestige sur l’échiquier nord-américain du sport professionnel, où l’équipe de hockey jouit d’une longue et enviable réputation. Une ville et une équipe que l’ancien des Voltigeurs de Drummondville a lui-même choisies en 2007 à titre de joueur autonome.

Grosso modo, trois options se présentaient aux Flyers.

La première : laisser Gauthier poireauter à Boston College. Après tout, l’organisation détenait ses droits jusqu’en 2026. Elle profiterait d’encore deux ans pour faire évoluer le dossier. Le risque d’attiser le mécontentement du joueur était toutefois réel, et tôt ou tard, les autres équipes de la LNH seraient mises au fait de la situation.

La deuxième : le convaincre rapidement de changer d’idée. Après tout, il l’avait déjà fait, puisqu’il avait assuré, au repêchage de 2022, avoir l’intention de se joindre aux Flyers. Or, les canaux de communication avec lui sont devenus impraticables. Jamais on n’a réussi à discuter avec lui. On a tenté de joindre sa famille et ses entraîneurs à l’université. Des membres de la direction se sont même rendus en Suède, au récent Championnat du monde. Rebelote. Gauthier ne parlerait plus à l’équipe qui l’avait repêché.

Encore à ce jour, Brière assure ne rien savoir des motifs exacts derrière le refus du joueur de porter l’uniforme orange et blanc.

« Ils nous ont juste dit que ce serait mieux pour tout le monde que ça reste secret, raconte le DG. On a dit : OK, mais est-ce qu’on pourrait avoir la chance de se parler, de se rencontrer ? Pour réparer les liens ? Pour expliquer notre vision du futur avec l’organisation ? »

La réponse a été non. « C’est probablement ça, le plus incompréhensible de l’histoire. »

Échange

Ne restait donc que la troisième et dernière option : l’échanger. Là aussi, la discrétion était d’or. Car il est tout sauf habituel que l’un des espoirs les plus attendus de la ligue devienne disponible avant même d’avoir disputé un seul match.

Si ça sort qu’il ne veut pas jouer pour les Flyers, je n’ai plus de pouvoir de négociation. Et le ramener ici, avec les partisans de Philadelphie, ç’aurait été l’enfer. On naviguait dans des eaux troubles.

Daniel Brière

L’administrateur a d’abord tâté le terrain en marge du repêchage de l’été dernier, à Nashville. Le choix des mots était important.

« C’était assez délicat. On demandait [aux directeurs généraux] ce qu’ils seraient prêts à payer pour un joueur de la trempe de Cutter Gauthier. On voulait voir s’il y avait de l’intérêt. »

L’histoire nous a appris que l’attaquant n’a pas trouvé preneur. De nouvelles perches ont été tendues à l’automne, en vain.

Avance rapide jusqu’aux premiers jours de l’année 2024. Gauthier remporte la médaille d’or avec la formation américaine au Championnat du monde junior. Le grand gaillard est nommé attaquant par excellence du tournoi et se retrouve dans l’équipe d’étoiles.

C’était le moment ou jamais. Le jeune marchait sur les eaux, sa valeur était à son sommet.

Brière a alors lancé une nouvelle ronde d’appels auprès de ses homologues, à qui il a encore demandé de garder le secret.

La liste des destinations potentielles était plus courte qu’on pourrait le croire. « Plusieurs équipes avaient peur. Elles n’ont pas voulu embarquer là-dedans parce qu’elles ne savaient pas si le joueur voulait signer [avec elles]. » Le gestionnaire ne pourrait le confirmer, mais il est porté à croire que l’agent de Gauthier a lui aussi fait des tentatives. « J’ai le feeling que les équipes les plus intéressées savaient qu’il était prêt à signer. »

Les Flyers, par ailleurs, avaient des demandes bien précises : « Principalement un défenseur ou certainement un joueur équivalent sur le plan de la valeur. » On a refusé « beaucoup d’offres », incluant un assemblage de choix au repêchage et d’espoirs de rang inférieur.

PHOTO GARY A. VASQUEZ, ARCHIVES USA TODAY SPORTS

Jamie Drysdale

La réponse est finalement venue d’Anaheim. Les Ducks ont accepté de céder Jamie Drysdale, 21 ans, sélectionné au sixième rang du repêchage de 2020. Le droitier, ex-gloire du hockey junior canadien, a composé avec de lourdes blessures au cours de la dernière année, mais son potentiel demeure énorme, notamment sur le plan offensif. Il sera rapidement appelé à contribuer en avantage numérique, a déjà prévenu son entraîneur, John Tortorella.

Culture

À tête reposée, Brière s’est dit « très content de mettre la main sur un défenseur de la trempe » de Drysdale. Les joueurs de son âge et de son profil « sont rarement disponibles », note-t-il.

Cela n’est pas sans rappeler les remarques de Marc Bergevin après qu’il eut échangé P.K. Subban aux Predators de Nashville. Aux partisans furieux de voir Subban partir, le directeur général du Tricolore avait souligné, à gros traits, à quel point la possibilité d’acquérir un joueur comme Shea Weber n’arrive pas souvent.

Le soulagement de Brière est manifeste. La bombe qu’il avait entre les mains ne lui a pas explosé en plein visage. Il a coupé le bon fil au bon moment.

Avec un peu de recul, il reconnaît que d’envoyer Gauthier respirer l’air de la Californie n’est pas étranger à la « culture » qu’il tente d’installer au sein de l’organisation.

Au cours de l’été, il a amputé des morceaux importants de son effectif. Il a montré la porte à son meilleur défenseur, Ivan Provorov, échangé aux Blue Jackets de Columbus. Il a accepté d’assumer la moitié de l’onéreux contrat de Kevin Hayes pour encore trois ans afin de l’envoyer jouer à St. Louis. Et il a racheté le contrat de Tony DeAngelo.

Peut-on voir une certaine continuité dans l’échange, encore tout frais, de Cutter Gauthier ?

« Certainement, rétorque Brière. On était prêts à comprendre que c’est un jeune joueur, un adolescent qui essaie de se découvrir dans un monde d’adultes. Mais en même temps, une fois qu’on a réalisé qu’il refusait qu’on communique avec lui, on s’est dit : aussi bien passer à autre chose. S’il ne veut pas jouer pour nous, aussi bien ne pas l’avoir ici. Ce ne sera bon pour personne s’il vient ici. »

Son équipe, il veut la bâtir « un peu à l’image de Philadelphie ».

« On veut donner à nos partisans une équipe compétitive, qui se bat tous les soirs. […] On n’a peut-être pas l’équipe la plus sexy, mais elle se développe ensemble, elle tisse des liens forts. Je l’ai vécu comme joueur : quand les joueurs sont prêts à se battre les uns pour les autres, on peut faire du dommage. »

Heureux hasard, ou pas, ça se traduit en surprenants succès sur la glace. Et dorénavant, plus que jamais auparavant, ceux que le projet n’intéresserait pas savent où se trouve la porte.