Le vieil ascenseur nous dépose dans le hall terne d’un étage en construction. L’univers éclaté de Tristan Réhel est encapsulé tout au bout du corridor, derrière la porte de l’atelier qu’il partage avec trois artistes visuels dans une ancienne manufacture du quartier Mile End, à Montréal. Des univers différents qui font écho les uns aux autres. Sur le plancher peint en rose gît une licorne en textile éventrée, une œuvre d’Elisabeth Perreault, sa coloc d’atelier. Sur le tableau d’inspiration du designer, épinglé au mur, les morceaux de tissu côtoient une image du film Edward Scissorhands de Tim Burton et celles du triptyque Le jardin des délices de Jérôme Bosch.
Sont aussi accrochées au mur quelques pièces maîtresses du parcours de Tristan Réhel, depuis ses études à l’École supérieure de mode de l’UQAM, d’où il a obtenu son diplôme en 2020. On reconnaît la volumineuse robe qu’arbore l’autrice-compositrice-interprète Ingrid St-Pierre sur la pochette de son album Ludmilla, qui a requis 90 mètres carrés de tulle orange flamboyant. Séduite par l’univers de ce créateur de mode émergent qu’elle a découvert sur les réseaux sociaux, l’artiste avait fait appel à lui ainsi qu’à l’équipe de l’agence créative Juste du feu pour illustrer son opus instrumental qui se veut une ode à l’enfance.
Une montée en flèche
L’enfance de Tristan Réhel a été, quant à elle, imprégnée de son goût pour la mode. « Je ne viens pas du tout d’une famille d’artistes, mais mes parents m’ont toujours laissé m’exprimer. À 3 ans, mon film préféré était Priscilla, folle du désert, un film de drag queens, se souvient-il. J’avais des poupées Bratz et je leur faisais des robes avec du papier d’aluminium. »
Après une collation des grades au goût amer en pleine pandémie, la carrière de Tristan Réhel a démarré en flèche. Portées entre autres par Annie Villeneuve à En direct de l’univers, Valérie Chevalier à Star Académie et Julie Snyder à La semaine des 4 Julie, ses extravagantes créations ont été remarquées sur les plateaux télévisés.
« Je pense qu’il y a un peu de hasard, être au bon endroit au bon moment, mais aussi vraiment beaucoup, beaucoup, beaucoup de travail », lance celui dont le ton posé, en entrevue, tranche avec l’exubérance de ses créations.
Plus fantaisiste qu’utilitaire, son approche du vêtement avoisine l’œuvre d’art. Il se définit d’ailleurs davantage comme un artiste que comme un designer.
Souvent, mes vêtements sont des modèles uniques. Je me rapproche plus de la sculpture que de la production de vêtements. Est-ce que le vêtement a sa place dans l’art ? Complètement. J’essaie de briser cette barrière-là.
Tristan Réhel, designer
Pour lui, ses créations ne relèvent pas non plus strictement du costume de scène. « Dans ma pratique, je ne vois aucune limite. J’ai des vêtements qui ont été portés autant sur une scène que dans un photoshoot. »
Et dans la rue ? « Je pense que de nos jours, surtout, n’importe qui peut porter n’importe quoi », affirme-t-il. Il n’accole d’ailleurs aucun genre à ses créations. Devant l’enthousiasme que ses « grosses pièces », comme il les appelle, ont reçu, et mû par le désir de se prouver qu’il pouvait créer des vêtements « portables », Tristan Réhel a transposé son style déjanté et coloré dans une collection de prêt-à-porter. Dévoilée l’été dernier, elle a été présentée pour la première fois en septembre lors d’un défilé organisé dans le cadre de la Semaine Mode de Montréal.
Ode à la fragilité
Faisant écho à son projet de fin d’études, il a intégré à des robes et à des chandails un visage larmoyant. Cette image, qui fait désormais partie de son identité visuelle, est un clin d’œil aux hommes dans sa famille qui avaient la larme facile. « J’ai souvent vu mon grand-père et mon père pleurer beaucoup. C’est quelque chose d’un peu tabou. Je voulais parler des émotions, de la masculinité fragile, sans que ce soit nécessairement négatif, mais plutôt comme une célébration de cette fragilité. »
Il a aussi revisité la robe à rubans qu’Annie Villeneuve a portée lors de l’hommage à Rita Baga en transposant son esprit frivole dans des sacs à main. Un travail de conception exigeant puisque les rubans sont cousus un à un, à la main, avec du crin de cheval.
En novembre, les créations de Tristan Réhel prendront le chemin de la Ville Reine, où elles seront présentées au Fashion Art Toronto. Celui qui vise le marché international souhaite profiter de cette occasion pour augmenter sa visibilité à l’extérieur du Québec.
Il reprendra aussi prochainement la production de grandes pièces qu’il avait mise sur pause pour se consacrer au prêt-à-porter. « J’aimerais me pousser avec des techniques, des nouvelles matières. Des pièces encore plus grosses. J’ai rêvé que je créais une robe qui prenait tout l’espace de l’atelier, laissant peu de place au corps. »
« Fever dream », c’est le nom de l’esthétique à laquelle Tristan Réhel s’identifie. Un état où les pensées, les perceptions et les sentiments sont altérés par la fièvre, un monde où le réel côtoie l’irréel.