Dons seulement, aucun échange d’argent. Le mouvement Buy Nothing, né aux États-Unis il y a 10 ans, gagne en popularité au Québec, avec des groupes Facebook dans près de 70 villes et quartiers. Ce qui n’a plus de valeur aux yeux des uns peut être des trésors pour d’autres !

Sur le comptoir de Chantal Skaiem, deux boîtes de céréales pour bébés qu’elle n’utilisera pas attendent d’être données. Membre du groupe Buy Nothing Ahuntsic/Cartierville depuis deux ans et coadministratrice depuis peu, la mère de deux enfants a souvent des objets prêts à être passés au suivant.

Son premier don a été un vélo pour enfants. On en retrouve régulièrement sur ce groupe, ainsi que sur les autres du mouvement, tout comme les vêtements, articles pour enfants, objets décoratifs et dons alimentaires. Vous seriez surpris de voir la rapidité à laquelle une boîte de barres tendres à moitié pleine trouve preneur. Ou même un sac de croustilles entamé. « Il y en a pour qui ce n’est pas grave, constate Chantal Skaiem. Il n’y a pas de tabous. » Seulement quelques interdits : les produits de tabac, l’alcool et les médicaments sous ordonnance. Le don de temps, lui, est permis.

Le premier groupe Buy Nothing a été lancé en 2013 dans l’État de Washington par Rebecca Rockefeller et Liesl Clark, deux Américaines motivées par l’idée de créer une économie sans argent. Le but n’est pas de tourner complètement le dos aux achats, mais de les diminuer en favorisant la réutilisation. L’idée de départ était que les gens n’aient pas honte de ce qu’ils ont à offrir. « Nous voulons qu’ils viennent et offrent leur pelure d’oignon et leurs morceaux de béton », a déclaré récemment Rebecca Rockefeller à un journaliste du magazine Wired.

Lisez l’article du magazine Wired

D’autres groupes axés sur le don, comme As-tu ça toi ? Veux-tu ça toi ?, existent sur Facebook, mais ce qui distingue Buy Nothing, c’est l’accent mis sur la création de liens entre les membres d’une communauté. Résidante du quartier Limoilou, à Québec, Gaëlle Ferlay a rejoint le groupe Buy Nothing de son secteur après s’y être installée il y a quelques années. « J’avais besoin de connecter avec les gens. Je sentais qu’il se passait quelque chose et je voulais en faire partie, dit celle qui a depuis intégré l’équipe d’administrateurs bénévoles. J’ai construit des amitiés durables. »

Outre des vêtements, elle a reçu une lampe sur pied et a donné de la laine et du fil à broder, des livres et quelques objets qu’elle avait revalorisés.

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Gaëlle Ferlay, coadministratrice du groupe Facebook Buy Nothing Limoilou

Ça rejoint mes valeurs fondamentales d’anticapitalisme. C’est une démarche de proximité, d’échanges entre humains, de décroissance pour la planète.

Gaëlle Ferlay

Ces valeurs sont semblables à celles de Sabrina Dion, également résidante de Limoilou.

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Sabrina Dion

Acheter, c’est le dernier recours. Je vis en simplicité volontaire, dans un 2 et demie. Je travaille, j’ai un revenu moyen. Je ne me gêne pas pour faire des achats si j’en ai vraiment besoin, mais je lance un appel au groupe d’abord.

Sabrina Dion

Au fil des ans, elle a reçu des ballons, une gamelle, des flûtes, un ballon d’exercice, des poids et des objets… mauves. Parce qu’elle aime le mauve. Elle a donné beaucoup aussi, notamment un appareil pour l’apnée du sommeil d’une valeur de 1500 $. Pour éviter que la personne qui le recevrait ne le mette en vente, elle a demandé aux gens de lui raconter leur histoire. « Une dizaine de personnes ont répondu et j’ai choisi celle qui résonnait le plus en moi », rapporte Sabrina Dion.

À la différence d’autres bazars virtuels, il y a, dans les groupes Buy Nothing, une règle fondamentale : sauf exception, les donateurs doivent attendre 24 heures avant d’attribuer leur don à la personne de leur choix.

Si de nombreux membres adhèrent au mouvement pour des considérations environnementales, d’autres sont réellement dans le besoin. Certains l’expriment, d’autres non. « On n’encourage pas de dire : “Je veux offrir mon don à la personne qui est le plus dans le besoin”, précise Gaëlle Ferlay. Ce n’est pas une compétition. On souhaite plutôt que les gens fassent valoir leur personnalité et leurs champs d’intérêt à travers leur réponse. »

Des barrières qui tombent

Selon la sociologue Laurence Godin, professeure à la faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’Université Laval, les groupes Buy Nothing, par leur structure et leurs valeurs de communauté et de solidarité, peuvent aider à surmonter la gêne et à aplanir l’importance de la classe sociale.

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Laurence Godin, sociologue et professeure à la faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’Université Laval

Ça permet de briser le tabou et le caractère stigmatisant qu’il peut y avoir à demander de l’aide ou l’accès à des choses gratuitement, parce qu’on n’est pas dans une logique de charité, mais d’échange.

Laurence Godin, sociologue et professeure à la faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’Université Laval

En étant divisés par quartier, ils rendent aussi plus accessible la consommation de biens usagés, note-t-elle.

Mais l’approche territoriale a un revers, mis en lumière en 2018. Lorsqu’il atteint un millier de membres, un groupe devrait se subdiviser pour conserver sa convivialité. Alors forcés par les administrateurs régionaux et internationaux de subdiviser leur groupe qui avait atteint 5000 membres, des membres et administrateurs locaux de Jamaica Plain à Boston ont exprimé des inquiétudes, notamment sur le fait que cela diviserait le quartier en fonction de la race et de la classe sociale.

L’année suivante, Rebecca Rockefeller et Liesl Clark ont mis sur pied une équipe chargée de l’équité et reconnu que cette pratique peut renforcer la ségrégation et créer un sentiment de perte et d’exclusion. Les règles ont été assouplies afin de permettre aux groupes de déterminer leurs propres limites géographiques et de décider du moment de subdivision.

Au Québec, certains groupes pourraient prochainement se frotter à cette réflexion. À Limoilou, Ahuntsic-Cartierville et ailleurs, les demandes d’admission ne faiblissent pas, particulièrement depuis la pandémie et l’inflation. Le groupe de Limoilou, qui compte 1500 membres, a été subdivisé une fois, non sans mécontentement. Les résidants de Maizerets, un quartier adjacent au Vieux-Limoilou, ont été forcés de se regrouper dans un nouveau groupe, qui ne compte à ce jour que 300 membres.

Cette subdivision, logique d’un point de vue territorial, a eu pour effet de scinder des quartiers aux réalités socio-économiques différentes, Maizerets ayant une population immigrante plus grande en proportion, un taux de chômage plus élevé et un revenu moyen par habitant plus faible. « En traçant cette ligne-là, on diminue clairement la mixité du groupe », souligne Laurence Godin.

Après l’épisode de Jamaica Plain, les fondatrices de Buy Nothing ont souhaité prendre leurs distances de Facebook. Pas seulement en raison de ces remous, mais aussi pour rendre les échanges possibles à ceux qui n’utilisent pas ce réseau social. Elles ont lancé une application (en anglais) où l’usager peut établir sa zone géographique, mais celle-ci n’a pas obtenu le succès escompté. Au Québec, l’utilisation reste faible. Les membres et administratrices à qui nous avons parlé n’en avaient que vaguement eu écho. Devenue une entreprise à impact social, The Buy Nothing Project espère renverser la vapeur avec une version améliorée, à la fois gratuite et payante, dévoilée à la mi-juillet.

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  • 7,5 millions
    Nombre de personnes rejointes par le mouvement Buy Nothing dans le monde
    source : The Buy nothing project