Il sait tout. Souvent bien avant les parents. Les peines, les béguins, les questionnements, petits et grands. Le premier baiser maladroit comme le premier chagrin d’amour, ô combien douloureux, souvenez-vous. Ode au journal intime, toujours chéri des adolescents à l’ère des réseaux sociaux.

« J’aime pas tant parler de mes problèmes avec les gens », confie d’une voix timide Ella Veillette, 14 ans.

L’adolescente joue nerveusement avec les chaînes pendues à son cou. Posé devant elle, un cahier décoré d’autocollants de la série de mangas Haikyū. Quand tout va mal, elle préfère se confier à son journal intime. Lui, au moins, ne la juge pas. Et il sait garder un secret. « J’ai survécu à pas mal de choses grâce à lui », soutient Ella.

La Presse l’a rencontrée le jour de la sortie de Cœur de slush, il y a une semaine, film scénarisé par Sarah-Maude Beauchesne, connue pour tirer son inspiration de ses anciens journaux intimes. Être un adolescent n’a pas tellement changé depuis que l’auteure a eu 16 ans. Sauf sur un point : les jeunes sont désormais branchés en tout temps. Trouver quelqu’un à qui se confier, même un pur inconnu sur Twitter, n’a jamais été aussi facile.

Voient-ils encore l’intérêt de tenir un journal intime ? « Je l’espère fortement ! », s’exclame Manon Auger, chargée de cours au département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal.

Sauf que son intuition lui dit le contraire. La pratique a probablement diminué avec l’apparition des réseaux sociaux, qui grugent du temps précieux de notre quotidien. Du temps qui, autrefois, aurait été utilisé pour écrire dans son journal intime, par exemple.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Ella Veillette, 14 ans, tient un journal intime depuis qu’elle a 9 ans.

Quand même, la pratique est loin d’avoir disparu. Des jeunes comme Ella Veillette la gardent bien vivante. L’adolescente a eu son premier journal intime à 9 ans. Victime d’intimidation à l’école, elle cherchait un moyen de soulager sa peine. Et elle n’a jamais arrêté d’écrire.

Assise en tailleur sur la table d’un local de la Maison de jeunes Kekpart, à Longueuil, elle lit à voix haute un passage de son journal intime, dont les pages sont noircies d’une calligraphie appliquée. Elle l’a surnommé « Monster », parce qu’il « renferme beaucoup de choses ». Ses chicanes d’amis, ses conflits avec ses parents, ses problèmes à l’école, sa quête d’identité. « Écrire, ça m’aide à mettre mes idées en place », dit-elle.

Histoires de cœur

Alexia Guérette, 12 ans, est à l’aube de l’adolescence. L’automne prochain, elle commence l’école secondaire. C’est excitant, grandir ? « Oui, mais j’ai pas hâte que ma mère me chicane parce que je fais de l’attitude ! », dit-elle en rigolant.

Sur son lit, une dizaine de journaux intimes à motifs floraux ou en fourrure turquoise. « J’écris vraiment toute ma vie là-dedans », explique-t-elle.

La jeune fille prend un cahier dans la pile et déverrouille le cadenas sur la couverture à l’aide d’une petite clé. C’est un journal spécial, réservé pour ses histoires d’amour. Parce que c’est aussi beaucoup cela, un journal intime. Les béguins, les papillons dans le ventre, les chagrins d’amour.

Sans surprise, l’activité est souvent associée aux jeunes filles. Dans les magasins, les journaux intimes sont souvent colorés, ornés de motifs de licorne et d’arc-en-ciel destinés à leur plaire.

Il y a aussi une raison historique. À la fin du XIXe siècle, les jeunes filles qui sortaient du couvent tenaient un journal intime jusqu’à leur mariage, explique Manon Auger, auteure de l’ouvrage Les journaux intimes et personnels au Québec – Poétique d’un genre littéraire incertain.

Pendant longtemps, le journal intime était le seul type d’écriture autorisée pour les femmes. « Toutes les femmes qui avaient un esprit un peu créatif, qui aimaient l’écriture, leur seul lieu d’expression, c’était le journal intime », rappelle-t-elle.

Un genre souvent considéré comme de la « sous-littérature parce qu’on l’associe au quotidien, à des choses peu importantes ». Comme toutes les activités traditionnellement féminines, les journaux intimes sont souvent tournés au ridicule, déplore Mme Auger.

De nombreux bénéfices

Pourtant, il n’y a que des bénéfices à écrire ses états d’âme, particulièrement à cet âge. L’adolescence, c’est des émotions en montagnes russes, des poils qui poussent, des envies qui changent tous les jours. C’est beaucoup, beaucoup à la fois. « C’est une période de transition vraiment importante où on est à la recherche de son identité. Et le journal intime est une façon saine de réfléchir à son identité », souligne Manon Auger.

Mayté Reyes Yeung, 12 ans, écrit tous les soirs dans son journal. Elle raconte « tout, tout, tout » de sa journée, même le plus banal. « C’est comme si je parlais à quelqu’un. Après, je suis plus soulagée », confie-t-elle.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

Mayté Reyes Yeung, 12 ans, écrit tous les soirs dans son journal.

Écrire dans son journal intime, c’est être complètement dans le moment présent, être attentif à ce qui se passe autour de soi et à l’intérieur de soi-même. « C’est un espace de liberté où on n’a pas à se confronter au regard de l’autre, mais où on peut développer sa propre pensée, sa propre personnalité », rappelle Manon Auger.

Vrai, c’est difficile d’être un ado, confirme Ella Veillette. Mais c’est un peu plus facile avec un journal intime. « Quand je les relis, je me dis que j’en ai vécu des affaires. Là, je vais bien, je suis heureuse. Ça m’a vraiment aidée à laisser aller. »

Appel à tous Vous avez conservé vos journaux intimes d’adolescent ? Nous aimerions vous parler.