Notre journaliste a accueilli chez elle une famille ukrainienne qui a atterri il y a quelques jours à Montréal. Récit des premiers pas au Québec de ces nouveaux arrivants.

La genèse

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Vitaliy Mikhiyenko

Nous nous sommes parlé sur WhatsApp, j’ai parcouru son profil LinkedIn et son CV. Vitaliy, 35 ans, a l’air bien gentil. Sa femme Natalia aussi. Mais en réalité, je réalise que je ne connais pas grand-chose de ce couple que je m’apprête à rencontrer pour la première fois… et à héberger chez moi.

En les attendant dans l’aire des arrivées de l’aéroport Montréal-Trudeau, je fais part de mes réflexions à Katie Cloutier, qui m’a mise en contact avec cette famille. Qui sont ces gens, au fond ? Et surtout, dans quel état psychologique seront-ils ? Katie propose une comparaison : « C’est une sorte de couchsurfing extrême. » En effet.

Cette famille ukrainienne s’apprête à vivre un moment décisif dans sa vie. Les prochains jours laisseront peut-être des souvenirs indélébiles dans la tête de Zoriana, 11 ans, et de Demian, 6 ans.

Il est 19 h 30. La famille ne devrait pas tarder.

Des milliers d’Ukrainiens en quête d’une résidence temporaire

Cette histoire commence à la mi-mars, quand j’entends parler d’un groupe Facebook qui réunit des Canadiens prêts à héberger des Ukrainiens. Pourquoi pas ? me dis-je, en pensant aux deux chambres du sous-sol que nous pourrions très bien libérer.

Le groupe Facebook me renvoie à la plateforme de jumelage UkraineTakeshelter.com. Je m’inscris sans trop attendre de retour.

Le 23 mars, vers 8 h 15 du matin, mon téléphone sonne.

« Allô, je m’appelle Katie. Je suis en communication avec une famille ukrainienne qui arrive mardi, dans six jours. Peuvent-ils venir chez vous ? »

Katie Cloutier – elle aussi inscrite sur UkraineTakeShelter.com – s’est fait contacter par la famille Mikhiyenko, mais son duplex n’est plus disponible. Elle cherche une solution de rechange pour elle.

J’accepte.

Le jour même, je glisse un mot à ma patronne pour lui faire part de ce projet à la base purement personnel. De fil en aiguille, nous réalisons que le sujet pourrait être d’intérêt public. Elle me propose alors d’en faire un article, afin de documenter l’expérience. En effet, les Québécois sont nombreux à vouloir accueillir des Ukrainiens chez eux. Et des dizaines de milliers d’Ukrainiens remplissent une demande de résidence temporaire pour venir séjourner au Canada pendant trois ans.

Je conviens de tâter le terrain avec Vitaliy, sans insister, pour voir sa réaction.

Le départ

PHOTO ANTONIO BRONIC, ARCHIVES REUTERS

Des voitures font la queue dans une station d’essence de Poltava, le 24 février.

Mon premier contact avec lui a lieu le jour même. La famille se trouve en Roumanie, d’où elle s’envolera pour Paris, puis pour Montréal. Vitaliy me parle de son téléphone cellulaire. Dans l’écran, Zoriana et Natalia passent furtivement.

Vitaliy explique vouloir rester chez moi de cinq à sept jours, le temps de faire des démarches administratives et d’envoyer des CV. En Ukraine, il était coordonnateur en santé, sécurité et environnement sur un appareil de forage pétrolier. Natalia a une formation de coach professionnelle.

« Si je n’ai pas trouvé de poste dans mon domaine après sept jours, au Québec ou en Alberta, nous irons à Gatineau, et j’essaierai de trouver n’importe quel emploi », explique-t-il dans un anglais impeccable. Pourquoi Gatineau ? « On y trouve aussi des cours de francisation pour les enfants, et on préfère les plus petites villes », me répond Vitaliy, qui habitait Poltava, une ville de 285 000 habitants au centre de l’Ukraine.

Vitaliy raconte ensuite son périple des derniers jours.

Le 24 février au matin, vers 6 h, des bruits étranges et lointains le tirent du sommeil. Il saisit son téléphone et comprend que, ce qu’il entend, ce sont vraisemblablement des tirs de missile. Vladimir Poutine vient d’annoncer à la télévision sa volonté de mener une « opération militaire spéciale » en Ukraine.

La veille, Vitaliy et Natalia se sont entendus : si la guerre éclatait, ils partiraient.

Ils souhaitent quitter l’Ukraine depuis des années. La famille, qui aspire à une meilleure qualité de vie et à plus de stabilité, a entrepris des démarches dès 2016 pour émigrer au Québec. Sa demande de résidence permanente est sur le point d’être acceptée.

Mais la guerre a tout précipité.

J’ose lui poser la question qui me brûle les lèvres. Comment a-t-il pu quitter l’Ukraine ? La « mobilisation générale » en Ukraine interdit aux hommes de 18 à 60 ans de le faire.

Vitaliy explique qu’en raison de son état de santé (il a souffert d’un cancer à l’âge de 17 ans), on l’a déclaré inapte au service militaire et on l’a retiré de la réserve. En théorie, il est donc en droit de quitter l’Ukraine, comme le sont les pères qui ont au moins trois jeunes enfants. « Pour nous, rester dans la zone de conflit aurait été inutile, dit-il. Nous n’aurions servi qu’à remplir les statistiques de victimes civiles. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Zoriana et son chameau préféré

Le 24 février au matin, pendant que Vitaliy part remplir le réservoir d’essence, Natalia fait les valises en vitesse, en y fourrant des vêtements, des albums de famille, ses cahiers d’écriture, le toutou chameau de Zoriana.

Vitaliy supplie sa mère de les accompagner, mais elle n’en a pas envie. La mère de Natalia refuse elle aussi.

La famille prend la route vers l’ouest, en direction de la Pologne et de la Slovaquie. Le voyage lui aurait pris 15 heures en temps normal, mais avec la congestion routière, elle met plus de 4 jours à atteindre la frontière slovaque. En chemin, les petits hôtels sont pleins. Vitaliy ne ferme pratiquement pas l’œil du trajet.

À la frontière de la Slovaquie, pris au milieu d’un embouteillage monstre, Vitaliy craint que la batterie tombe à plat s’il redémarre trop souvent. Et s’il laisse la voiture rouler, il redoute de manquer d’essence.

Vitaliy ignore si on le laissera traverser la frontière avec sa famille. Au dernier point de contrôle, un officiel ukrainien le toise avec mépris. « Vous avez deux bras ? Vous avez deux mains ? Vous pouvez vous battre », lui dit-il. Après avoir consulté son supérieur, il balance les documents de Vitaliy sur la table, en lui signifiant qu’il peut passer.

Vitaliy ne juge pas sa réaction. Il la comprend.

J’imagine que je ne suis pas vraiment un patriote de mon pays. Je suis un patriote de ma famille.

Vitaliy Mikhiyenko

Le 1er mars, alors qu’ils ont trouvé refuge dans un dortoir d’école, en Slovaquie, Vitaliy et Natalia reçoivent un courriel d’Immigration Canada. Le traitement des dossiers en cours a été accéléré. Ils peuvent venir au Canada. Natalia saute de joie.

PHOTO MAXAR TECHNOLOGIES, FOURNIE PAR REUTERS

Des voitures attendent à la frontière entre l’Ukraine et la Slovaquie, le 28 février.

Avant de mettre fin à l’appel, je glisse un mot à Vitaliy de cette idée de reportage, en insistant sur le fait qu’il ne me doit absolument rien et qu’il a tout à fait le droit de refuser.

Spontanément, il accepte. Natalia, qui a déjà travaillé dans un magazine en Ukraine, est partante, elle aussi. « Ce sera peut-être utile pour les gens qui se retrouveront dans la même situation que nous. »

L’arrivée

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Les Mikhiyenko ne comptent pas s’éterniser chez notre journaliste. Une semaine au maximum, c’est l’objectif que s’est fixé la famille pour se trouver un logement.

Quand je les rencontre enfin, à 20 h, le 29 mars, cela fait déjà quatre heures que leur avion s’est posé. La famille Mikhiyenko a l’air épuisée, mais soulagée. Elle n’a que trois valises avec elle. Toute une vie dans trois valises.

Les enfants parlent à peine anglais (« I don’t speak frantsuz’kyy », précise Zoriana). Même chose pour Natalia, de qui émane une aura de calme. Grâce au traducteur de mon téléphone, je la complimente sur ses enfants. Elle hoche la tête en souriant.

Sur le chemin du retour, Vitaliy, qu’on découvre volubile et plutôt rieur, pose toutes sortes de questions sur le Québec. Ses connaissances sur la société québécoise sont étonnantes. La qualité de son français aussi.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Le fils de notre journaliste a préparé une banderole d’accueil.

Lorsqu’ils arrivent, vers 21 h 45, mes trois enfants sont encore éveillés, curieux de rencontrer ceux qu’ils appellent déjà « les Ukrainiens ». Demian s’endort dès qu’il pose la tête sur l’oreiller. Natalia appelle sa mère, en Ukraine, pour la rassurer.

On s’informe discrètement de la famille. Elle va bien. Pour l’instant, Poltava est épargné par les tirs de missiles. Et vous, comment allez-vous ? « Nous sommes stables psychologiquement, répond Vitaliy. Nous n’avons pas été témoins des horreurs que d’autres Ukrainiens ont vues. Nous n’avons pas à nous plaindre. »

La longue liste des démarches administratives

Le lendemain matin, malgré le décalage horaire, Vitaliy et Natalia sont prêts à affronter la journée. Même si on lui répète que rien ne presse, Vitaliy ne veut pas rester chez moi plus d’une semaine. Le plus vite il s’installera, le plus vite il travaillera, et le plus vite ses enfants retourneront sur les bancs d’école.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Vitaliy et Natalia sortent de la banque.

Les deux jours qui suivent sont consacrés aux démarches administratives : l’obtention de numéros d’assurance sociale au bureau de Service Canada, l’ouverture d’un compte bancaire, l’achat de cartes SIM pour leurs téléphones.

À la boutique de téléphonie mobile, la préposée s’informe sur la situation en Ukraine. Est-ce vrai que la guerre n’est pas aussi mauvaise que ce qu’on voit sur les réseaux sociaux ? leur demande-t-elle. « La réalité est encore pire que ça », lui répond poliment Vitaliy.

La liste de tout ce qui leur reste à faire est longue. Postuler pour les allocations familiales, régler le dossier de l’assurance maladie, inscrire les enfants à l’école, trouver des emplois, trouver un logement, acheter une voiture, l’enregistrer…

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Les enfants Demian et Zoriana

J’appelle L’Hirondelle, un organisme en intégration des immigrants, à Montréal. On me remet le numéro de téléphone d’une intervenante d’origine ukrainienne, chargée du dossier. Natalia et Vitaliy pourront l’appeler.

Un doute m’assaille, toutefois. Suis-je en train de faire le travail à la place d’intervenants qui savent quoi faire ? Est-ce que je fais œuvre utile en les accueillant chez moi ? Après tout, Québec offre de payer l’hôtel aux ressortissants ukrainiens, le temps que des organismes les aident à trouver un logement…

Au bout du fil, Manel Rekik, coordonnatrice des communications et du marketing à L’Hirondelle, se fait rassurante. Elle rappelle que, contrairement aux immigrants habituels, les Ukrainiens n’ont pas pu planifier longtemps leur arrivée. « Et il y a aussi le fait de se sentir entourés dans une situation aussi difficile que celle-ci », note-t-elle.

Sur les entrefaites, mes enfants rentrent de l’école et vont retrouver Demian et Zoriana. La barrière de la langue demeure présente, mais la gêne commence à s’estomper.

Vitaliy et Natalia, eux, ont une bonne première impression de Montréal. « Dans l’avion vers le Québec, je ne me sentais pas nerveux. J’ai dit à Natalia que j’avais l’impression de m’en aller à la maison, confie Vitaliy. Elle m’a dit qu’elle ressentait la même chose que moi. »

La solidarité

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Zoriana et Demian visitent le Biodôme.

Dès que mon entourage a su que nous allions accueillir une famille ukrainienne à la maison, les propositions d’aide ont fusé de toute part.

Mon père s’est offert pour accompagner Vitaliy en voiture à ses entrevues de travail. Des amis sont venus porter des cadeaux aux enfants. Une collègue a donné un téléphone cellulaire à la famille. Une amie les a invités au Biodôme. Le restaurateur Charles-Antoine Crête (l’ami de Katie et celui dont vient l’expression « couchsurfing extrême » !) a invité la famille à son restaurant.

Et surtout, quelques jours avant leur arrivée à Montréal, une amie s’est donné pour mission de faire circuler le CV de Vitaliy. Jeudi, deux jours après son arrivée, il est d’ailleurs convié à une entrevue par visioconférence. Une entreprise québécoise en solutions de gestion de la santé, de la sécurité et de l’environnement s’intéresse à son profil.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Vitaliy s’entretient avec un employeur potentiel.

Le lendemain, les ressources humaines l’appellent. « Ils m’ont dit qu’ils allaient m’envoyer une offre », annonce-t-il, sourire en coin.

  • Natalia les accompagne.

    PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

    Natalia les accompagne.

  • La famille visite le Vieux-Montréal avec Katie Cloutier.

    PHOTO FOURNIE PAR KATIE CLOUTIER

    La famille visite le Vieux-Montréal avec Katie Cloutier.

1/2
  •  
  •  

« Nous avons pris la bonne décision de venir ici »

Le lendemain matin, le visage de Vitaliy est toutefois plus sombre. Natalia et lui viennent de parler à la mère de Natalia. Leur ville, Poltava, est la cible de missiles russes. Ils visent une piste d’aérodrome située à moins d’un kilomètre de leur maison et de celles de la mère et de la sœur de Natalia. Au téléphone, ils entendaient le bruit des missiles.

La vie doit quand même suivre son cours, et Vitaliy se met à chercher des appartements dans le Grand Montréal. Il repère quelques adresses à Laval. Certains endroits ne paient pas de mine. Les loyers sont très élevés.

En mon nom personnel, je décide de faire un appel à tous sur Facebook dans l’espoir de dénicher un logement à prix raisonnable jusqu’au 1er juillet. Les réponses fusent. Un, deux, trois, quatre, cinq et même six propriétaires offrent d’héberger la famille Mikhiyenko gratuitement, pendant quelques semaines, voire plusieurs mois, pour lui donner le temps de reprendre son souffle. À chaque nouvelle offre, les yeux de Vitaliy s’écarquillent. « Vraiment ? »

  • Notre journaliste visite un appartement à Longueuil avec Natalia et Vitaliy.

    PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

    Notre journaliste visite un appartement à Longueuil avec Natalia et Vitaliy.

  • Zoriana et Demian

    PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

    Zoriana et Demian

  • En Ukraine, il n’y a pas de placards comme ça, souligne Vitaliy, 
pour expliquer le fait que ses enfants vont s’y cacher.

    PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

    En Ukraine, il n’y a pas de placards comme ça, souligne Vitaliy, 
pour expliquer le fait que ses enfants vont s’y cacher.

  • La famille visite aussi un logement à Montréal.

    PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

    La famille visite aussi un logement à Montréal.

1/4
  •  
  •  
  •  
  •  

Ces bons Samaritains disent tous à peu près la même chose : ils se sentent impuissants devant le sort du peuple ukrainien et y voient une façon de le soutenir, à leur façon. Une agente immobilière profite même d’une visite pour offrir du mobilier de chambre à coucher à la famille.

En rentrant à Montréal, après la visite d’un logement à Longueuil, Vitaliy parle de ces cadavres de civils qui viennent d’être découverts à Boutcha, en banlieue de Kyiv, les bras attachés derrière le dos. Il raconte aussi l’histoire de cette mère violée par un soldat russe devant son garçon de 4 ans, alors que son mari venait d’être froidement exécuté. « Ça nous fait réaliser, encore une fois, que nous avons pris la bonne décision de venir ici », laisse tomber Vitaliy, pour qui la Russie constitue le plus grand problème de l’Ukraine.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Ce soir-là, les cinq enfants organisent une grosse bataille d’oreillers.

L’envol

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Zoriana se balance avec Laurent, le fils de notre journaliste.

Les jours qui suivent sont consacrés à la préparation de leur futur chez-soi. Et ils seront à l’image des précédents : empreints d’élans de solidarité.

Vitaliy et Natalia se font offrir des électroménagers, deux lits, un fauteuil, un bureau, une chaise d’ordinateur... Des mains se lèvent pour les aider à déménager tout ça le temps venu.

Une femme propose même à Vitaliy un espace de bureau gratuit, où il pourra commencer à travailler en paix.

Vitaliy a l’humilité d’accepter la main que la société québécoise lui tend, bien qu’il n’ait pas l’habitude d’être celui qui se fait soutenir. « En Ukraine, c’est moi qui règle les problèmes. »

Vitaliy, Natalia, Zoriana et Demian resteront chez moi encore quelques jours, peut-être quelques semaines, en attendant que leur nouveau chez-soi soit prêt à les accueillir. Les enfants commenceront bientôt les cours de francisation. Ils ont hâte de retourner à l’école.

« C’est notre responsabilité de partir, me dit Vitaliy, mais ne vous inquiétez pas : nous allons venir vous voir de temps en temps, pour vous apporter des beignes ou pour boire du thé. »

Moi aussi, j’y compte bien.

  • Natalia a cuisiné un bortsch, une soupe typique d’Ukraine.

    PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

    Natalia a cuisiné un bortsch, une soupe typique d’Ukraine.

  • Un souper, en famille

    PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

    Un souper, en famille

  • Demian joue au salon.

    PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

    Demian joue au salon.

1/3
  •  
  •  
  •