Vous vous demandez peut-être en quoi cette femme peut parler au nom des laids. Parce que franchement, physiquement, vous avez vu pire, non ? Mais dans la vie de Kareen Martel, ils ont été nombreux à croire que cette étiquette lui correspondait parfaitement. Ce sont même eux qui la lui ont accolée. À Roberval, à Québec. Dans la cour d’école, dans l’autobus, sur la rue : « T’es laitte », lui ont-ils lancé, avec un claquement de langue « pour mieux signifier le rejet et l’anéantissement dans la honte », précise-t-elle dans Laideronnie, un récit personnel sur la laidophobie ambiante.

Il est vrai que depuis qu’elle a subi une intervention pour avancer sa mâchoire, couplée à un traitement orthodontique, à l’âge de 15 ans, Kareen Martel n’a plus entendu ces mots cruels. « C’est difficile de savoir si c’est parce que je suis rendue peut-être un peu plus moyenne ou parce qu’à l’âge adulte, on va moins crier directement des noms, sauf aux personnalités publiques », s’interroge-t-elle. Sauf pour Safia Nolin, qui signe la préface du livre. « Le soleil finit par se lever pis les bullies s’en vont faire leur vie ailleurs, loin de nous autres. Sauf pour moi. Pour moi, c’est différent », note l’autrice-compositrice-interprète, qui, souvent critiquée pour son apparence, reçoit son lot de commentaires haineux.

Cette question sur la légitimité de sa prise de parole, Kareen Martel se l’est posée aussi : est-ce que je suis assez laide pour parler au nom des laides ? « C’est une drôle de question », reconnaît-elle. Mais, après tout, s’est-elle dit, Virginie Despentes, qu’elle trouve séduisante, s’est bien donné le droit de parler au nom des moches. « J’ai un doute en général à savoir si j’ai le droit de prendre la parole, point », confie l’autrice, qui travaille aussi dans une librairie à Gatineau.

J’ai beaucoup d’angoisse par rapport à la publication du livre. Mais puisqu’on me l’a dit et qu’on me l’a crié pendant 15 ans, ça a vraiment forgé mon identité.

Kareen Martel, autrice de Laideronnie

Puisqu’une fois qu’on a fait de la Laideronnie son territoire, il est difficile d’aller se poser ailleurs. « Enfants, on est d’abord poussé·e·s en Laideronnie, puis on y est enfermé·e·s à double tour. Ensuite, ça devient chez soi, ça devient soi », écrit-elle.

On devient cette personne qui se terre dans les coins sombres, qui évite les projecteurs et les rassemblements, qui marche tête baissée pour éviter le regard des autres.

Je m’identifie encore comme laide, j’agis encore comme une laide, donc je vais éviter certains contextes.

Kareen Martel, autrice de Laideronnie

Après ses études en littérature, elle a notamment décliné un poste d’enseignante au collégial pour ne pas avoir des dizaines de paires d’yeux posés sur elle. « Je ne cherche pas à être au centre de l’attention. Je ne veux pas avoir la parole. »

D’où l’angoisse qui l’habite à la sortie du premier récit qu’elle signe en dehors de collectifs, sur un sujet très intime de surcroît. « J’avais honte de dire à mon entourage sur quoi j’écrivais. Puis, en me forçant à en parler tranquillement, ça m’aidait personnellement à passer par-dessus la honte d’avoir été identifiée comme laide. C’était aussi une façon pour moi d’essayer de déconstruire ma propre laidophobie interne. »

Une lutte

Si on parle de plus en plus des diktats de la beauté, on discute peu de la laideur, déplore-t-elle. Et elle veut le faire pour sa fille, jeune adulte, pour tous les autres, et pour elle-même aussi parce qu’elle n’échappe pas au désir de faire disparaître sa propre laideur. « Si on célébrait la laideur en l’amenant vers la fierté, on retrouverait du temps, de l’argent. C’est presque une lutte à la fois sociale et anticapitaliste. »

J’ai l’impression qu’on déshumanise les personnes laides, on leur reproche leur laideur comme si les gens avaient le droit de voir de beaux visages. Ce n’est pas un droit. Les personnes laides ont droit à leur humanité.

Kareen Martel, autrice de Laideronnie

Néanmoins, elle aime croire qu’en Laideronnie, « il y a du soutien, de l’ouverture, de l’empathie ». Que des liens invisibles se tissent entre ceux et celles qui y habitent. « On est seul, mais j’aime bien penser qu’il y a une certaine communauté laide. Je ne sais pas si elle existe vraiment. C’est peut-être aussi une façon de rendre le récit pas trop misérabiliste. Mais peut-être que cette communauté existe et qu’on peut apprendre à devenir fier. »

« Paix et amour à la laideur de ce monde », conclut Safia Nolin dans sa préface. « Safia dit non, je ne cède pas aux pressions, et je trouve ça magnifique », souligne l’autrice.

Laideronnie

Laideronnie

Éditions Somme toute

117 pages