On les a vues pendant la pandémie, on les voit encore lors de la guerre en Ukraine : les fausses nouvelles ont le vent dans les voiles sur les réseaux sociaux. Pourquoi laisse-t-on circuler de tels mensonges ? Parce que les retirer serait une mauvaise idée, selon bien des experts en science politique et en communication.

Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février, les réseaux sociaux foisonnent de photos, de vidéos et d’affirmations de toutes sortes. Dans le lot, c’est inévitable, il y a du faux.

La semaine dernière, l’organisation indépendante EU Desinfo Lab a publié une recension des différents récits de cette désinformation. Elle a donné des exemples du côté prorusse comme du côté pro-ukrainien, tout en précisant que « rien n’est comparable à la magnitude de la guerre en information conduite par la Russie ».

Des exemples de fausses nouvelles
  • Les efforts militaires peuvent faire l’objet de désinformation. Au tout début de l’offensive russe, des photos et des vidéos de conflits antérieurs (même de jeux vidéo !) ont été attribués faussement à la guerre en Ukraine, comme cette image d’une explosion qui, en réalité, a eu lieu à Gaza. D’anciennes images de civils blessés ont aussi été détournées par des utilisateurs en quête de clics.

    PHOTO TIRÉE DE TWITTER

    Les efforts militaires peuvent faire l’objet de désinformation. Au tout début de l’offensive russe, des photos et des vidéos de conflits antérieurs (même de jeux vidéo !) ont été attribués faussement à la guerre en Ukraine, comme cette image d’une explosion qui, en réalité, a eu lieu à Gaza. D’anciennes images de civils blessés ont aussi été détournées par des utilisateurs en quête de clics.

  • Des images manipulées présentent le président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky, comme un nazi. Une vidéo sur TikTok prétendant montrer des rues en Ukraine décorées de drapeaux nazis a en réalité été tournée en Bulgarie, en 2014.

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    Des images manipulées présentent le président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky, comme un nazi. Une vidéo sur TikTok prétendant montrer des rues en Ukraine décorées de drapeaux nazis a en réalité été tournée en Bulgarie, en 2014.

  • D’autres fausses nouvelles nourrissent les théories du complot, comme cette vidéo supposément tournée en Pologne. Des corps sont étendus dans des sacs mortuaires, et l’un se met à bouger. Scandale ! Mise en scène ! Or, il s’agit d’un vieux reportage à propos d’une manifestation de militants environnementaux, en Autriche.

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    D’autres fausses nouvelles nourrissent les théories du complot, comme cette vidéo supposément tournée en Pologne. Des corps sont étendus dans des sacs mortuaires, et l’un se met à bouger. Scandale ! Mise en scène ! Or, il s’agit d’un vieux reportage à propos d’une manifestation de militants environnementaux, en Autriche.

  • Sur la page Twitter de l’ambassade de Russie au Royaume-Uni, on insinue que cette femme enceinte évacuée après le bombardement de la maternité à Marioupol n’est qu’une figurante maquillée. Impossible qu’elle ait été présente, selon la défense du Kremlin, qui prétend que cet hôpital servait maintenant de base néonazie.

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    Sur la page Twitter de l’ambassade de Russie au Royaume-Uni, on insinue que cette femme enceinte évacuée après le bombardement de la maternité à Marioupol n’est qu’une figurante maquillée. Impossible qu’elle ait été présente, selon la défense du Kremlin, qui prétend que cet hôpital servait maintenant de base néonazie.

  • Autre grand récit de la désinformation pro-Kremlin : la prétention que l’Ukraine abrite des laboratoires d’armes biologiques financés par les États-Unis. Cette histoire, démentie de toutes parts, « alimente des croyances non fondées selon lesquelles la COVID-19 a été créée par l’homme et que Poutine entend arrêter les complots de l’État profond », explique l’EU Desinfo Lab.

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    Autre grand récit de la désinformation pro-Kremlin : la prétention que l’Ukraine abrite des laboratoires d’armes biologiques financés par les États-Unis. Cette histoire, démentie de toutes parts, « alimente des croyances non fondées selon lesquelles la COVID-19 a été créée par l’homme et que Poutine entend arrêter les complots de l’État profond », explique l’EU Desinfo Lab.

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La désinformation pro-Kremlin véhicule les mêmes récits depuis plusieurs années au sujet de l’Ukraine : on y fabrique des armes nucléaires et des armes biologiques, et « pour chaque politicien ukrainien qui n’est pas prorusse, on tente de trouver des liens nazis non existants ou de le lier à des partis politiques d’extrême droite », résume Aaron Erlich, professeur adjoint de science politique à l’Université McGill.

Lorsqu’un évènement fait mal paraître le Kremlin – comme le bombardement de la maternité de Marioupol –, « on raconte un faux récit », explique Aaron Erlich : les Ukrainiens se sont bombardés eux-mêmes, et de toute façon, ce n’était même plus une maternité, mais bien une planque à néonazis.

Censure

Le premier réflexe, quand on voit passer ces fausses nouvelles par rapport à l’Ukraine, c’est de vouloir les supprimer, comme on aimerait voir disparaître les faussetés qui se sont écrites à propos de la COVID-19 et du vaccin. Twitter et Facebook ont d’ailleurs supprimé les publications de l’ambassade de Russie au Royaume-Uni à propos du bombardement de l’hôpital de Marioupol.

La Commission européenne a aussi fait un pas dans ce sens au début du mois de mars. Sur Facebook, sur YouTube, sur l’internet et à la télévision, les Européens n’ont plus directement accès au contenu de Spoutnik et à la chaîne Russia Today. Ces médias contrôlés par l’État russe diffusent des « mensonges pour justifier la guerre de Poutine et pour semer la division dans [l’]union », a statué la Commission.

La censure est l’arme la plus lourde pour répondre à la désinformation… mais des experts remettent en question son utilisation. Non seulement la censure « n’est pas en phase avec la science de la désinformation », mais elle peut aussi être « préjudiciable [au] combat pour la démocratie », estime Michael Bang Petersen, professeur de science politique à l’Université d’Aarhus, au Danemark.

PHOTO FOURNIE PAR MICHAEL BANG PETERSEN

Michael Bang Petersen, professeur de science politique à l’Université d’Aarhus

« Dans les dernières années, on a construit un récit selon lequel les gens deviennent très facilement la proie de la propagande et des fausses nouvelles », dit M. Petersen à La Presse. Or, il s’agit d’un mythe, dit-il, expliquant que notre psychologie priorise nos croyances antérieures. « Pour des citoyens ordinaires qui, normalement, n’ont pas d’intérêt pour la propagande russe, les effets de cette exposition seront minimes », résume M. Bang Petersen.

Il est prouvé, cependant, que la propagande peut galvaniser et justifier des attitudes déjà existantes chez les gens. Or, même s’il y a censure, ces derniers trouveront moyen de la contourner, note Micheal Bang Petersen. Un exemple révélateur : en 2017, l’Ukraine a banni l’accès à des sites internet russes, comme le réseau social VKontakte. Une étude récente démontre qu’une vaste majorité des utilisateurs a réussi à contourner l’interdiction.

La censure donne aussi l’impression que le gouvernement tente de cacher quelque chose… et risque de donner du souffle aux théories de la conspiration, ajoute Aaron Erlich.

Soulignons que les réseaux sociaux offrent la possibilité de signaler les fausses nouvelles, ce qui peut mener à l’ajout d’une mention de mise en garde. Les experts consultés par La Presse y voient là une meilleure approche.

Éducation et espace commun

Journaliste et professeur à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal, Jean-Hugues Roy ne croit pas lui non plus qu’il faille censurer les fausses nouvelles. Il rappelle que, dans le Code criminel canadien, un article interdisait jadis la diffusion de fausses nouvelles. Cet article a été retranché en 1992 par la Cour suprême, parce qu’il allait à l’encontre de la liberté d’expression.

« Dans une société où l’information circule librement, les propos problématiques ou irrationnels sont marginalisés d’eux-mêmes », dit M. Roy, qui a tendance à croire en l’intelligence de la population.

Le professeur Petersen souligne que la meilleure approche envers les fausses nouvelles, c’est d’y faire face, d’apprendre à les reconnaître, mais aussi de renforcer le journalisme de vérification. Là encore, note Aaron Erlich, l’exemple de l’Ukraine est pertinent. D’importants efforts d’éducation y ont été déployés ces dernières années, et les Ukrainiens sont aujourd’hui « très, très bons » pour vérifier la provenance de l’information, souligne celui qui a étudié l’impact de la désinformation pro-Kremlin sur les Ukrainiens.

PHOTO FOURNIE PAR AARON ERLICH

Aaron Erlich, professeur adjoint de science politique à l’Université McGill

Enseignant à l’École des médias, Roland-Yves Carignan croit que la solution passe aussi par la création d’un espace commun sur les réseaux sociaux. Les médias socionumériques permettent à chacun d’avoir son propre point de vue sur ce qui se passe dans le monde, rappelle-t-il. Facebook réunit des gens qui pensent de la même manière, et leur fil Facebook leur présente une réalité du monde bien différente de la réalité de quelqu’un d’autre.

C’est là qu’on peut commencer à parler de fausses nouvelles. On finit par construire un narratif sur un monde qui est complètement différent, et après ça, on ne se comprend plus.

Roland-Yves Carignan, enseignant à l’École des médias

Il souligne qu’avec la pandémie, Facebook a présenté à tous ses utilisateurs des messages communs sur la COVID-19 et sur le vaccin. « Je préfère que Facebook ajoute un message qui est le même pour tout le monde, dit M. Carignan. Si on demande à Facebook de retirer ce qui est faux, on lui demande de décider ce qui est vrai. Et c’est démocratiquement qu’on doit décider de ce qui est vrai. »