Tous les soirs, entre 17 h et 1 h du matin, Val Stanislavov est de garde.

Lorsqu’une attaque aérienne menace la ville de ses parents (Khmelnytskyi, dans l’ouest de l’Ukraine), son téléphone émet une alerte sonore. Val appelle aussitôt son père et sa mère pour les réveiller. Ceux-ci quittent leur lit pour s’installer entre deux murs, là où ils sont un peu moins susceptibles d’être blessés si leur tour résidentielle est frappée par un obus.

« Au début, mes parents restaient éveillés chacun leur tour pendant la nuit pour surveiller les alertes, explique Val, rencontré dans son duplex de l’ouest de Montréal. Je leur ai dit d’aller se coucher, que j’allais m’en occuper. »

Val Stanislavov et sa conjointe Olga Stanislavova ont quitté l’Ukraine en 2012, inquiets du contexte politique. Comme l’Australie n’acceptait pas les chats (le couple en avait un à l’époque), Val et Olga ont jeté leur dévolu sur le Québec, où leur profil professionnel était recherché. C’est à Montréal que leur fils Nikita, 6 ans, est né. Ils ont appris le français.

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Val Stanislavov et Olga Stanislavova

Si Val et Olga vivent la guerre à quelque 7000 km de leur pays natal, ça se sent lorsqu’on les rencontre : leur tête et leur cœur sont en Ukraine.

Lorsque Vladimir Poutine a annoncé dans un discours télévisé sa volonté de lancer une « opération militaire spéciale » en Ukraine, le soir du 24 février, Val a appelé ses parents pour les exhorter à aller chercher de l’argent liquide et des bidons d’essence.

Quand nous étions au téléphone, ma mère a entendu passer des avions au-dessus de sa maison. Ils étaient sur le point de bombarder une base militaire à proximité.

Val Stanislavov

Depuis, Val et Olga continuent à travailler, « pas le choix », mais ils gardent constamment un œil sur leurs écrans, tantôt pour s’informer de l’évolution de la guerre, tantôt pour aider leurs proches. « Tout à l’heure, raconte Olga, une amie qui vient de se réfugier en France m’a appelée. Elle m’a demandé de lui servir d’interprète. »

Pendant l’entrevue, Val a appelé ses parents, comme il le fait plusieurs fois par jour. Sa mère était en larmes. « Pourquoi l’OTAN ne donne-t-elle pas des avions et ne ferme-t-elle pas le ciel ? », lui a-t-elle demandé. Val l’a écoutée. Ça aussi, il peut le faire.

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L’application Telegram permet à Val et Olga de s’informer de la guerre en temps réel.

Culpabilité et besoin d’aider

La réalité des gens qui vivent la guerre loin des leurs, la psychologue Garine Papazian-Zohrabian la connaît bien. C’est une réalité répandue chez les immigrants, les réfugiés et les demandeurs d’asile, fait-elle remarquer.

Garine Papazian-Zohrabian a accompagné des réfugiés syriens et afghans qui vivaient dans l’angoisse extrême. Elle a rencontré des jeunes carrément incapables d’étudier. Elle se souvient aussi de cette mère syrienne qui pleurait en mangeant, parce qu’elle pensait à sa sœur, affamée.

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Garine Papazian-Zohrabian

D’un côté, ils sont contents d’être en dehors de la zone de guerre, heureux de se trouver dans une société de droit où ils retrouvent leur dignité. Mais de l’autre, ils ressentent énormément de culpabilité envers les gens qui restent derrière. Parfois, ils veulent compenser, aider, soutenir financièrement.

Garine Papazian-Zohrabian, directrice scientifique de l’Équipe de recherche interdisciplinaire sur les familles réfugiées et demandeuses d’asile

Hamza a quitté le Yémen en 2011 pour aller poursuivre ses études à Toronto. Quatre ans plus tard, la guerre a éclaté dans son pays natal, guerre qui perdure depuis maintenant sept ans. Selon les Nations unies, la crise humanitaire au Yémen est « désastreuse », « désespérée ». Plus de 20 millions de personnes ont besoin d’aide pour répondre à leurs besoins primaires. Près de 400 000 enfants risquent de mourir de malnutrition de façon imminente.

« Comme Yéménite, je sais exactement comment les Ukrainiens à l’extérieur de l’Ukraine se sentent. C’est très, très difficile », confie Hamza, qui préfère taire son nom de famille de peur que ses proches au Yémen ne soient victimes de représailles.

Hamza, 29 ans, continue à vivre. Il travaille, il vient de devenir papa. Mais sa vie, dit-il, n’est plus celle d’avant.

PHOTO FOURNIE PAR HAMZA

Hamza

On a beau être fort mentalement, c’est très difficile de vivre deux vies à la fois. Celle de la famille restée derrière, et celle d’ici.

Hamza

En 2017, celui qui vit à Toronto a décidé de quitter Facebook. Sur son fil d’actualités, il n’y avait que des nouvelles terribles, des images d’horreur. « Je me sentais déconnecté. » Au Yémen, dit-il, tout a été bombardé. Les hôpitaux, les ponts, les tours de communication, les cimetières. En 2018, un raid saoudien a frappé un autobus scolaire. Une quarantaine d’enfants sont morts.

Hamza se sent coupable lorsqu’il pense à ses neveux, à ses amis, à son peuple. Toutes les 75 secondes, un enfant meurt au Yémen. « Je vais rarement dans de bons restaurants, dit-il. Je ne magasine plus comme avant. Je ne voyage plus, sachant que le coût du voyage pourrait permettre à une famille au Yémen de vivre pendant deux, trois ans. »

Sentiment d’injustice

Lorsqu’il parle à ses proches, Hamza se sent aussi embarrassé. Le Canada, rappelle-t-il, contribue à perpétuer le conflit au Yémen en vendant des armes à la coalition dirigée par l’Arabie saoudite. « Que devrais-je leur dire ? Que le Canada tient plus à son économie qu’à leurs vies ? »

Selon Hamza, l’Ukraine mérite tout le soutien international et toute l’attention médiatique qu’elle reçoit. Mais il devrait en être ainsi pour les autres peuples. « C’est fou, à quel point tout le monde se balance de ce qui se passe au Yémen », laisse-t-il tomber.

La psychologue Garine Papazian-Zohrabian souligne que « l’empathie sélective du gouvernement et des médias » suscite un sentiment d’injustice chez beaucoup de familles immigrantes. « Ça peut donner l’impression qu’il y a une hiérarchisation des souffrances humaines », souligne la psychologue, dont le pays d’origine, l’Arménie, a été le théâtre d’une guerre « atroce » l’an dernier, dont on a peu parlé.

Hamza, qui est président de l’organisation Yemeni Canadian Community, entend continuer à sensibiliser la population canadienne à la guerre au Yémen.

Quant à Val et Olga, ils se promettent une chose. « Quand la guerre prendra fin, nous irons en Ukraine pour contribuer à sa reconstruction », dit Olga.