Au printemps 2020, le mot « solidarité » était en vogue dans les médias. On célébrait les gestes d’entraide, on se souciait de ses voisins, on se réunissait devant la « grand-messe » de 13 h. On était tous dans le même bateau contre un ennemi commun : la COVID-19. Près de deux ans plus tard, sommes-nous de retour dans l’ère de l’individualisme ? Ou ne l’avons-nous même jamais quittée ?

En avril 2020, alors que le Québec se confinait pour répondre à la toute première vague de COVID-19, La Presse avait passé une matinée à la cafétéria communautaire MultiCaf, dans le quartier Côte-des-Neiges. L’organisme en sécurité alimentaire venait de se mettre en mode livraison. La demande explosait.

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La normalité a repris ses droits à la cafétéria communautaire MultiCaf, dans Côte-des-Neiges.

Devant l’urgence d’agir, des chefs professionnels s’étaient portés volontaires pour donner un coup de main en cuisine. Des employés de la Ville prêtaient main-forte pour livrer les repas. Des camions remplis de denrées affluaient de toutes parts. « Je souhaite que ça dure longtemps comme ça », avait glissé le chef cuisinier de l’époque, touché par l’unité des troupes.

Mais au gré des vagues de COVID-19, la normalité a repris ses droits chez MultiCaf.

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Le 1er avril 2020, un bénévole aide à vider un camion qui livre des légumes frais.

Le nombre de bénévoles inscrits – 292 au plus fort de la crise – est revenu au niveau d’avant – 83. « Les autres se sont désinscrits parce qu’ils ont recommencé à travailler, parce qu’ils sont fatigués, ou parce que ce n’est plus la saveur du mois », explique le directeur de MultiCaf, Jean-Sébastien Patrice, qui se tourne maintenant vers les écoles secondaires pour pourvoir les quarts de soir et de fin de semaine. Le financement aussi est revenu à son niveau prépandémique, « même légèrement inférieur ».

Seule chose qui diffère – et elle n’est pas anodine : les bouches à nourrir sont quatre fois plus nombreuses qu’avant. Parce que les services de MultiCaf sont plus connus. Et parce que la pauvreté, elle, est toujours là.

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Jean-Sébastien Patrice, directeur de MultiCaf

Pendant la pandémie, on travaillait fort, mais on avait les ressources pour le faire. Là, on travaille encore fort, mais on n’a pas les ressources, ni humaines ni financières.

Jean-Sébastien Patrice, directeur de MultiCaf

Pour lui, gérer cette décroissance est impossible. « Je mettrais n’importe qui au défi de venir ici et de dire : ‟Vous, on ne peut vous soutenir à partir de maintenant.” Moi, je ne suis pas capable de le faire. »

Un retour qui n’étonne pas

En début de crise, les médias rapportaient que, dans toute sa noirceur, la pandémie mettait en lumière la grandeur d’âme de l’humain, qui se déclinait en mille histoires d’entraide et de solidarité.

Il y avait ces groupes Facebook débordant de gens prêts à faire l’épicerie de l’un ou à aller promener le chien de l’autre. Il y avait ces gens qui, de leur balcon, applaudissaient le personnel infirmier. Il y avait ces enfants qui accrochaient des arcs-en-ciel aux fenêtres pour égayer les villes tristes ou qui écrivaient des cartes pour désennuyer des aînés esseulés. Et il y avait aussi ces sourires échangés dans la rue.

Sommes-nous de retour, tranquillement mais sûrement, dans le chacun pour soi ? Oui. Et les chercheurs à qui nous avons parlé ne s’en étonnent guère.

« On voit ce retour-là dans l’individu, mais je ne crois pas qu’il faut en être déçu : je pense que c’est un phénomène normal », dit d’emblée Rémi Thériault, doctorant en psychologie sociale à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), qui s’intéresse à la compassion, à la bienveillance et à l’altruisme.

En période de crise, dit-il, comme lors de catastrophes naturelles, les gens ont tendance à bien réagir et à s’entraider, mais ces efforts durent un temps seulement. On s’habitue, la situation s’améliore, on laisse le gouvernement prendre les choses en main et on revient à notre routine.

Il faut aussi regarder ce qui déterminait les comportements de solidarité. Si les causes étaient externes et non internes, « on a tendance à voir un effet rebond quand les circonstances externes changent, explique Rémi Thériault. On revient à nos habitudes ». Et pour qu’un comportement soit durable, ajoute-t-il, il doit être soutenable.

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Rémi Thériault, doctorant en psychologie sociale à l’Université du Québec à Montréal (UQAM)

On ne peut rester dans un état d’esprit de crise indéfiniment.

Rémi Thériault, doctorant en psychologie sociale à l’Université du Québec à Montréal

Selon la sociologue Marie-Chantal Doucet, la solidarité en temps de COVID-19 s’est beaucoup exprimée par l’entremise des médias et de façon virtuelle. La conférence de presse de 13 h organisée par les autorités québécoises venait mettre un baume sur la solitude des gens, qui a augmenté de façon importante pendant le confinement, souligne-t-elle.

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Marie-Chantal Doucet, sociologue et professeure à l’École de travail social de l’UQAM

Dans les moments de crise, la solidarité est très présente, parce que c’est une manière de survivre. L’humain est un animal grégaire. Pour survivre, il a besoin des autres.

Marie-Chantal Doucet, sociologue et professeure à l’École de travail social de l’UQAM

Et quand la crise s’estompe, ou quand on s’y adapte, on revient plus dans le chacun pour soi. « L’après-pandémie ne va pas venir effacer un processus enclenché depuis plusieurs décennies, qui est celui de l’individualisation de la vie quotidienne », dit-elle.

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Jocelyne St-Arnaud, philosophe

Aux yeux de la philosophe Jocelyne St-Arnaud, être solidaire, c’est aussi – et d’abord – se faire vacciner contre la COVID-19. L’immunité collective est atteinte lorsqu’un fort pourcentage de la population a été immunisé, rappelle Mme St-Arnaud, professeure associée au département de médecine sociale et préventive de l’Université de Montréal. « Une personne qui refuse de se faire vacciner, c’est comme si elle se reposait entièrement sur les autres », illustre-t-elle.

En ce sens, les mouvements complotistes ont nui à la solidarité. « Selon moi, c’est complètement à l’opposé », résume Jocelyne St-Arnaud.

Les complotistes n’ont peut-être pas été les seuls à mettre à mal la solidarité. Selon un sondage mené au Royaume-Uni à l’été 2020 par le groupe de réflexion Demos, 14 % des répondants qui respectaient les mesures sanitaires ont dit « détester » ceux qui ne le faisaient pas. Cette façon de penser – les « bonnes personnes » d’un côté, les « mauvaises » de l’autre – « menace les efforts de construction d’une solidarité nationale », était-il écrit dans l’étude.

Était-ce de la solidarité ?

Lorsque la pandémie a éclaté, le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé a lancé un appel à la solidarité aux nations du monde entier. Dans la foulée, la Russie a prêté des experts à l’Italie, Cuba a envoyé des équipes médicales en Europe, la Chine a donné des conseils (et bientôt 1 milliard de vaccins) aux autres pays.

Le philosophe finlandais Matti Häyry s’est penché sur cette « solidarité du coronavirus », tant celle des individus que des pays, dans un texte publié sur la question dans la revue Cambridge Quarterly of Healthcare Ethics. Il décrit la solidarité comme le fait de se sentir et d’agir ensemble dans un but commun contre un adversaire commun. Et selon lui, bien peu de ces exemples de « solidarité » correspondent à cette définition.

Lisez l’article de Matti Häyry (en anglais)

Dans l’entraide entre pays, le philosophe voit surtout des spins politiques. Dans la collaboration entre chercheurs, Matti Häyry voit d’abord les énormes profits engrangés par des sociétés pharmaceutiques qui refusent de renoncer à leur brevet. Promener le chien d’un voisin et chanter de son balcon sont tout au plus des gestes de sympathie ou d’altruisme, dit-il. C’est gentil, féliciter les infirmières, mais en Finlande, les infirmières demeurent toujours sous pression et sous-payées, rappelle-t-il.

À ses yeux, l’Occident est resté les deux pieds dans l’individualisme tout au long de cette crise sanitaire.

« C’est plus important, pour moi, d’aller à un concert que de garder en sécurité les personnes âgées, ironise Matti Häyry, que nous avons joint par courriel.

PHOTO JAAKKO KAHILANIEMI, FOURNIE PAR MATTI HÄYRY

Matti Häyry, philosophe

Et c’est plus important, pour moi, d’avoir ma troisième dose de vaccin que d’en offrir une première aux gens vivant dans des pays en voie de développement.

Matti Häyry, philosophe

De l’espoir

Terminons tout de même cet article sur une note plus positive.

Si bon nombre de personnes ont regagné le confort de l’individualisme, ça ne veut pas dire qu’elles ne rendront plus jamais service à leur voisin, qu’elles n’écriront plus de cartes de Noël aux personnes seules, qu’elles ne donneront plus jamais d’argent aux banques alimentaires. Au contraire.

« Un des meilleurs prédicteurs du comportement, ce sont les comportements précédents, souligne le doctorant en psychologie sociale Rémi Thériault. Plus on le fait, plus on a de chances de le refaire dans le futur, si les circonstances le permettent. » Par ailleurs, dit-il, certaines personnes se sont sans doute découvert des passions qui ont mené à des choix de vie. Le gouvernement a aussi pris des mesures qui resteront après la crise.

Chez Moisson Montréal, on convient que le soutien reçu est moins intense qu’il y a un an. Que l’an dernier, les gens appelaient pour offrir de l’aide, et qu’on doit désormais prendre le téléphone. « Mais la situation aussi est moins aiguë qu’elle ne l’était l’an passé », souligne le directeur général de Moisson Montréal, Richard Daneau. Cette année, la cadence demeure de 20 % à 25 % plus élevée qu’avant la pandémie, dit-il.

Il y a encore énormément de gens qui sont très animés par l’idée d’aider leur voisin.

Richard Daneau, directeur général de Moisson Montréal

Chez Centraide, qui a connu l’an dernier une campagne annuelle record de 60 millions auprès du public et des milieux de travail, on espère que l’élan de générosité se poursuivra cette année. « La pandémie a entraîné de dures répercussions », rappelle Claude Pinard, président et directeur général de Centraide du Grand Montréal.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Irena Khaikin (en mauve) donne 40 heures par semaine de son temps à MultiCaf.

La cafétéria communautaire MultiCaf, pour sa part, chérit son noyau dur de bénévoles.

« La base des bénévoles est toujours là », conclut Irena Khaikin, caissière bénévole à l’épicerie de MultiCaf.

Le grand oublié de la solidarité

En début de crise, une autre forme de solidarité s’est construite : celle entre le gouvernement, la Santé publique et les centres hospitaliers, note la philosophe Jocelyne St-Arnaud. « Au Québec, les gouvernements et les universités sont tellement fondés sur la discipline qu’on a tendance à travailler en silo. Donc, la solidarité, ou ce que j’appellerais, dans le domaine de l’éthique par principe, le partenariat, est plus difficile à établir parce qu’il n’est pas ancré dans nos façons de faire. » Le grand oublié de ce partenariat demeure les CHSLD, dit-elle. « C’est absolument inéquitable, la façon dont on a agi », rappelle Mme St-Arnaud.

Et la solidarité environnementale ?

Au début de la COVID-19, les voitures sont restées dans les cours. Le trafic aérien s’est calmé. On a compris, collectivement, que le télétravail était une option viable pour de nombreuses entreprises. Paradoxalement, l’exode vers les banlieues s’est accéléré et la vente des camions VUS a continué d’augmenter, et les Québécois sont de retour dans les tout-inclus du Sud. « C’est comme si l’environnement avait pris le bord au profit de la gestion de la crise de la COVID-19 », constate Rémi Thériault, qui y voit un effet de rebond. La sociologue Marie-Chantal Doucet est plus optimiste. « Même si ça ne se traduit pas forcément par la baisse des ventes de VUS au Canada, je trouve qu’il y a quand même une certaine prise de conscience écologique, et la pandémie a peut-être mis de l’avant ce discours-là », dit-elle.